Pouy, la saga.
PubliéAujourd’hui 1er janvier 1855, Gédéon Pouy est installé devant son bureau dans la mansarde de ses parents à Vitry. Qui pourrait croire qu’un jeune homme de 21 ans puisse passer ses soirées à jouer avec des trains miniatures ? C’est pourtant le cas car depuis l’invention du chemin de fer, Gédéon bricole à l’aide de chutes de bois et de morceaux de métal des locomotives infernales, des tenders lourds de suie, des wagons voyageurs ouatés. Il arrive même à produire avec sa bouche le bruit des locomotives dont il sait peu de chose : Tchoutchouououou ! Pour l’heure, il peaufine à la peinture à l’eau le revêtement extérieur de ses wagons, ses lunettes glissent sur son nez, il est en transes.
Plus sérieusement, il a passé le concours de chef de gare dont il attend les résultats. Chef de gare, ça veut dire quoi ? questionnent ses amis. Je commanderai aux trains, aux rails, aux aiguillages et j’aurai à la main un drapeau rouge que je brandirai pour faire repartir les convois, dit-il, le verbe dominateur. J’ai toujours rêvé de dompter la machine.
D’un coup, Gédéon lève la tête : il reconnait le pas de sa mère dans l’escalier.
– La lettre est arrivée, dit-elle en brandissant une enveloppe.
Vite, Gédéon arrache la missive à sa génitrice et lit les premiers mots officiels. Il tombe sur les genoux.
– Yessssssssss, dit-il, je suis accepté. Je pars en stage à Saint Germain, dès demain.
El le lendemain matin, effectivement, Gédéon part à 6 heures pour gagner Saint-Germain en Laye à bicyclette. La température est glaciale, des flocons persistants se collent à sa pelisse mais notre homme pénètre dans un monde nouveau et passionnant et ne se laisse pas distraire par des détails. Ils sont cinq à effectuer la formation au poste de chef de gare et, installés derrière des bureaux d’écoliers, prennent des notes sur le réseau ferroviaire en devenir. L’après-midi, Gédéon Pouy est affecté à la gare de Saint-Germain. Un seul train passe dans la journée et notre homme se les gèle clairement. Son drapeau rouge à la main, il contemple les voies désertées. De l’autre côté des rails, un couple de chevaux au poil ras décide de se réchauffer et le mâle saute sur la jument en hennissant. Un énorme braquemard jaillit sous la lumière que l’animal parvient à introduire, avec une urgence inhumaine, dans la croupe alezanne. Fasciné, Gédéon laisse tomber son drapeau à terre et applaudit à tout rompre ce spectacle gratuit au moment où le tortillard de 17h12 entre en gare. Les chevaux copulant, tout à leur exercice, franchissent le ballast et déclenchent la sirène rageuse du conducteur de la loco. Rapidement, Gédéon sort son sifflet de sa vareuse et s’époumone en stridulations. La locomotive bute contre le couple en extase, sort de ses rails et verse dans le champ limitrophe. Gédéon, les jambes en flanelle, tombe dans les pommes. C’est un sensible.
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Le 18 novembre 1878, Maryvonne Blansec se lève du mauvais pied. La roussette a meuglé une partie de la nuit, puis le chat a labouré le canapé et maintenant c’est le canari qui s’en mêle au fin fond de sa cage, dans le cellier. Maryvonne est une forte femme pleine de vie qui entretient trois vaches et 14 lapins sur son domaine de la Jasse à Gastaud-en-Bretagne. Il fait frisquet car en novembre ça change tous les jours, tu ne sais plus comment t’habiller. Elle s’enfile un bol de café noir puis gagne l’étable. Il est cinq heures du matin, la brume perdure sur les champs et il lui reste trois heures avant de gagner la petite gare de Quimper. Avant de pousser la porte de l’étable, elle saisit dans sa poche de tablier l’annonce de l’Impartial du Finistère qui la rend folle depuis une semaine : Moi, Gédéon Pouy, je cherche une femme dure au travail et qui ne fait pas d’histoires. J’ai 44 ans et je suis chef de gare. J’aime le vin blanc et la Belle de Fontenay. Maryvonne a répondu de suite à l’annonce car elle aussi adore le vin blanc. Ce couple moderne et intéressant a décidé de faire connaissance en gare d’Avignon où officie depuis peu Gédéon Pouy. Cette ville papale est située sur la récente ligne Paris-Marseille.
Aujourd’hui 20 novembre 1878, après deux jours d’errance dans les transports en commun, Maryvonne patiente depuis Lyon dans un wagon à bestiaux en compagnie de la roussette. La vache est présente car cet exode est doublé d’un possible déménagement dans une petite maison située à Remoulins, sous le pont du Gard. Car Gédéon est un héritier récent et il le dit bien dans son mot : le soleil est radieux par ici et toi, la Maryvonne, tu pourras te baigner à poil dans les eaux du Gardon. Du coup, passé Valence, Maryvonne s’est délestée de sa culotte car il faut savoir être en osmose avec le désir qui gronde dans le ventre des hommes. Le sifflet de la loco indique l’arrivée du convoi dans le bourg provençal.
Sur le quai, drapeau rouge en main et lavallière sur le cou, Gédéon Pouy sent ses jambes flageoler et son coeur s’affoler dans le même temps. La Maryvonne sera-t-elle celle qu’il espère, celle qui entrera telle une reine dans Remoulins. Evidemment, la présence d’une vache en ces lieux l’intrigue lui aussi mais, bon, il passe outre ce détail car le train grince à l’arrivée, la fumée gicle sous la locomotive pendant que la porte du wagon attendu glisse sur son rail. Et là, il prend Maryvonne en pleine tête. Robuste, rubiconde, prête à conquérir le monde et l’oeil mouillé quand elle voit son futur la transpercer d’un regard salace. Elle se tourne d’un coup vers la vache qui la pousse du museau.
– Quoi, la roussette, tu veux quoi, encore ?
Elle se plie en deux pour détacher le bovin et, de fait, révèle au chef de gare un postérieur confortable, d’une blancheur immaculée avec en son centre la gerbe poilue qui électrise l’homme des aiguillages. Car ce n’est qu’un homme et son regard accroche ce néant sombre dont il voudrait percer le mystère. Il croit comme beaucoup qu’au terme de ce chemin secret une pyramide de diamants l’attend. Il veut retrouver la matrice par où il naquit, plonger dans la splendeur et, pour tout dire, tremper son biscuit car c’est un homme, bordel !
Il arrache sa lavallière, fait glisser ses bretelles et dans sa hâte, le pantalon en accordéon sur les cuisses, se précipite vers la chair offerte. C’est le moment que choisit Maryonne pour pivoter et demander d’une voix plate :
– Au fait, Gédéon, on aura le chauffage au gaz à Remoulins ?
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Les révolutionnaires en herbe sont d’incorrigibles sentimentaux. Et Jean-Bernard Pouy n’est pas le dernier à verser sa larmiche à l’évocation du passé. Car ce 22 mars 1972, ceux de 68 ont décidé de fêter le 22 mars 1968 et le mouvement lié à cette date qui fut à l’origine de la révolte de Mai. Ceux qui ont fait partie de ce mouvement étudiant prêchent aujourd’hui la révolution aux quatre coins de la planète mais les sous-fifres, les matamores de banlieue, veulent réveiller les souvenirs du boulevard Saint-Michel qui datent déjà de quatre années.
Aussi, le Jean-Bernard et quelques affidés ont retenu le Balto à Nanterre pour fêter dignement la fin d’un rêve. Il faut les voir, agrippés au bar et réclamant d’une voix pâteuse un blanc de derrière les fagots au barman qui répond au doux prénom de Hyacinthe. Ils conspuent un blanc de merde vendu comme un chablis. Car ils ont vu des films américains et réclament un Chardonnay comme le dernier des cons hollywoodiens. Et le Pouy insiste : avec des oeufs durs et du sel. Là, devant mon nez, commande-t-il. Et ça gueule l’Internationale, Le chant des partisans mais aussi des gamelles-melles-melles, des bidons-dons-dons, des gamelles-melles-melles et des bidons, sans oublier Cuendo calienta el sol pour les accros au slow qui colle. On veut aussi des cacahuètes, réclame un ancien trotskyste, tendance lambertiste, qui se fait peloter par un Mao en bleu de travail siglé Saint Laurent. Jean-Bernard est lancé dans un rock sous perfusion en compagnie d’une ancienne de la CGT quand l’idée lui transperce le cerveau : y’a même pas d’andouille ! Attention, pas n’importe quelle andouille. Non, le Pouy veut de la Guéménée avec sa bonne odeur de merde. Pas de la Vire qui fait grossir. D’ailleurs, ils n’ont pas le droit de grossir au Comité d’action pour la révolution permanente. Magali, une grosse militante, qui se croit féministe, court chercher de l’andouille magique pendant que trois d’entre eux vomissent déjà dans les toilettes du Balto qui tangue sous la houle révolutionnaire.
Un peu plus tard, ivre et prête à renverser le monde bourgeois, la triste troupe gagne à pied la gare du RER pour retrouver ses lits douillets dans la capitale. Des relents de chants guerriers désertent leurs lèvres, des rots avinés se font entendre dans la nuit tombante. Quant à Jean-Bernard Pouy, il est affalé sur un banc dans le centre de la ville banlieusarde. Avant de s’endormir, sa dernière pensée est pour la révolution perdue. Nous avons brulé une sainte, dit-il en soupirant.
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Ce 10 mai 1968, Jean Bernard Pouy glisse dans sa poche de vareuse en toile bleue, fabriquée par des travailleurs syndiqués chiliens, une édition en poche des mémoires de Bakounine. Notre homme porte beau avec ses petites lunettes rondes à la Debord perchées sur son nez. Il respire à pleins poumons la révolte qu’il appelait de ses voeux, le mouvement du pavé, les soubresauts du peuple réclamant la justice, hors des partis, hors des institutions, hors de l’appareil coco qui le débecte. L’anarchie est dans la rue, pas besoin de l’autre tapette de Léo Ferré. Power to the people.
Il laisse trainer sa main sur les fesses de militantes maoistes pré-pubères et entonne des chants à la gloire du foutoir en remontant le boulevard Saint-Michel, dernier réceptacle d’un pouvoir déclinant. Car ils sont là, les chiens du capital, et Jean-Bernard ricane en s’approchant, pas trop près quand même, des gardes mobiles aux canines affutées. Oui, Jean-Bernard Pouy, après des années passées à renifler les jeunes filles en sueur après la gymnastique et à relire les maîtres du Tout-Tout de suite, commence à entrevoir un avenir radieux de théoricien qui pourrait faire la nique à Marcuse. Car le Jean-Bernard est un intellectuel révolutionnaire et il peut attendre pendant des siècles que le combat le tire sous la lumière. Mais aujourd’hui, ça commence à buzzer à donf. Il s’imagine donc, rédigeant d’une plume alerte des livres aux titres provocateurs : Spinoza encule Hegel, ce genre-là. Car Jean-Bernard ne souhaite pas qu’on le confonde avec un homme de main de la révolution culturelle. Le genre vulgaire. Il est et il restera un penseur. C’est d’ailleurs ce qu’il murmure entre ses dents : j’aime beaucoup mon cerveau.
Ceux qui aiment également ses méninges sont les gardes mobiles qui le coincent contre un Wimpy en devenir. Pourriture d’étudiant chevelu, disent-il, en martelant à la matraque sa tête pensante. A l’intérieur de son crâne, des fils se débranchent, des dérivations impromptues apparaissent et, au bord de l’inconscience, l’étudiant anar se retrouve à terre et saisit un pavé qui traine. Puis, se redressant il envoie la pierre cubique en l’air, d’un geste désinvolte. Un sergent qui folâtre sans son casque se prend l’objet en pleine tête. L’homme roule à terre en geignant tel un Maradona sous perfusion. Puis il appelle sa maman.
Ce militaire au sol interpelle les hordes assermentées qui se ruent. Les étudiants ne sont pas en reste et commencent à édifier des barricades car ils ont lu des livres sur la commune de Paris. Bientôt c’est l’embrasement, l’état vacille. Mais que devient Pouy, le détonateur de cette émulsion ? Eh bien, il se presse vers le dernier métro pour réintégrer sa famille qui réside à Vitry. Car c’est un esthète qui a toujours préféré le goût du Chablis à celui du sang.