Le Scribe et les renardes.
PubliéStanley laissa derrière lui le divan de l’hôtel situé près de l’église à Montauban. On l’appelait le Scribe car Stanley avait ses manies. Quand il prenait un contrat, il emportait avec lui un petit carnet noir dans lequel il consignait les habitudes de ses cibles. Celle de Montauban était Cécile mais il l’avait rebaptisée la Renarde, rapport à ses cheveux rouges probablement réhaussés au henné. Elle s’apprêtait à ouvrir une librairie et le Scribe avait du mal à imaginer ce qu’on pouvait lui reprocher. Il s’en était ouvert au Frangin.
- Je ne reviens pas sur le contrat, Frangin, mais je ne comprends pas trop pourquoi il faut éliminer cette fille.
- Tu n’es pas payé pour penser.
- Certes. Tu ne veux rien dire ?
- Tu me fatigues, le Scribe. Elle est liée à la mafia caennaise.
- C’est quoi, ce truc ?
- Des truands qui vivent à Caen. Elle a mis les voiles avec le livre de comptes. Je te laisse imaginer : les rackets, les flics qui touchent, les adresses, etc... tout bien propre, noir sur blanc, avec une reliure toilée.
- La librairie, c’est une couverture, alors ?
- Voilà. Les normands s’attendent à un chantage, il faut faire vite.
- Deux jours, pas plus.
Ce matin-là, quand la Renarde franchit la porte de son commerce, le tueur enfourcha un vélo d’âge avancé et la suivit.
Il est dix heure trente et la fille pédale vers la sortie nord de la ville. Petit chignon. Elle penche la tête à droite. Sûrement myope car elle freine trop tard. Elle est frileuse : une doudoune en avril, faut pas charrier. Elle lit toutes les affiches collées dans cette ville de merde. Elle stoppe devant madame Toutou. Probablement du Canigou pour son basset artésien. Ils n’ont rien dit pour le chien. Je l’efface, lui aussi ? Non, j’ai pas reçu d’instruction. La fille. Une balle dans l’oeil au dernier moment. Le lieu à trouver.
Le soir, il rentrait dans son quartier, se changeait et descendait se mêler aux autochtones et aux voyageurs de commerce qui dînaient chez Mickey, le spécialiste de l’omelette aux truffes. La gargote était coincée entre une mercerie et une boucherie casher. Le Scribe ressemblait vaguement à un banquier mais ne portait pas la cravate. Il troquait ses vêtements de « travail » contre un costume en shantung moutarde qu’il enfilait pour dîner, donc, puis se rencognait au dernier rang du Rialto. Celui-ci proposait des comédies françaises ne mettant pas en péril ses méninges.
Le matin, il écoutait TSF car, curieusement, il appréciait le jazz et plus particulièrement Ben Webster.
Je la trouve plus grande aujourd’hui mais moi aussi la myopie me guette. Vingt ans de tuerie quotidienne, épier le moindre froncement de sourcil, la présence d’un élément incongru, le détail qui tue, tout ça c’est mauvais pour les organes. Où va-t-elle, cette abrutie ? On est carrément dans la campagne. Ah oui, d’accord, elle a emporté son bidon de lait qui dépasse de la sacoche arrière. C’est carrément la tournée écolo chez les paysans, aujourd’hui. Voilà, descends, ma puce. Hé, y’a un truc : c’est pas la Renarde.
Il avait laissé choir le portable, trop facile à pister par la police. Il se faufila dans une cabine à pièces du centre-ville et composa le numéro du Frangin en s’épongeant le front à l’aide d’un mouchoir à carreaux.
- C’est moi, Stanley.
- Salut, le Scribe. C’est fait ?
- On a un problème, elles sont deux.
- Comment ça ?
- Elles sont deux filles rousses, en fait. L’une est plus grande que l’autre mais qu’elle est celle qu’il faut éliminer ?
- Merde, j’ignorais ça. Je ne sais pas laquelle est la bonne. En plus, elle a du mettre la seconde au courant.
- Of course.
- Butes-les.
- Deux, c’est pas le même prix.
- Fallait nous le dire plus tôt. Maintenant, on est short, le Scribe, alors tu fais le ménage, tu te rattraperas sur une autre affaire.
- J’aime pas ça du tout. En plus, je vais devoir intervenir dans leur appart’ au-dessus de la librairie pour les choper ensemble. J’avais pas prévu les choses comme ça.
- Nous sommes des professionnels, le Scribe. Tu te démerdes. Salut.
Le tueur raccrocha lui aussi, irrité par le ton impératif du Frangin. S’il remplissait des cahiers avant une élimination, c’était justement pour éviter les surprises. Dix mille dollars pour deux cadavres, on était loin du compte. Il rentra chez Mickey et consulta sa montre. 21 heures. Il se posa sur un tabouret, s’accouda au bar et commanda deux whiskys. Une heure plus tard, il chantait Les Montagnards.
Je suis sur un tabouret à roulettes au fond de leur commerce. Et je fais semblant de m’intéresser aux Mémoires d’un gars nommé Jean Dutourd. La librairie n’est pas ouverte officiellement mais comme elles ont besoin de fric, elles servent les clients et rangent en parallèle tout leur bordel de bouquins, de dictionnaires, de fournitures de bureau. J’ai compté dans mon coin 16 cartons qu’elles remplissent et vident mais avec des livres différents. J’y connais rien. La petite tient plutôt la caisse et la grande range les livres et scotche les cartons. On gagne les toilettes par une porte située au fond du local. Ça veut dire qu’elle ressortent et prennent l’escalier pour gagner l’appartement à l’étage. C’est carrément les jeux olympiques, ce contrat. Ou alors je débarque à la fermeture avec l’AK 47 et j’arrose les deux filles puis la 900 Honda et cap sur Toulouse. Faut voir. J’ai un peu les boules.
- Vous vous intéressez à Jean Dutourd, monsieur ?
- Heu...ouais, c’est pas mal, je trouve.
- C’est rare de nos jours, les gens qui apprécient Jean Dutourd.
- J’ai pas dit que c’était un ami.
- Oui, oui, bien sûr, dit la grande renarde.
- Alors vous êtes en pleine ouverture ?
- Hé oui, c’est mon amie qui en avait envie, dit-elle.
- C’est une bonne idée mais ça rapporte pas des masses, la librairie, on m’a dit.
- C’est vrai mais nous trouverons de l’argent d’une autre façon.
- Bon courage, alors.
Il le savait : ne jamais s’approcher de la cible. Pas de contact prématuré. Rester froid, professionnel. C’est pas personnel, c’est du bizness. Le Scribe, allongé sur sa couette en plumes dans sa chambre, regardait, l’oeil vague, l’écran de télévision. Une émission consacrée à la survie des Pandas. La libraire aux cheveux rouges se nommait Cécile ; c’était inscrit sur un macaron qu’elle avait accroché sur sa poitrine. Je vais buter cette pute, se chuchotait le Scribe mais il savait que la méthode Coué ne pouvait pas grand chose pour lui.
Le lendemain, il patienta toute la journée en relisant ses notes puis consulta son compte bancaire à l’aide de son petit Toshiba. Il pouvait voir venir pendant une année. A 19H, il prit le chemin de la librairie. Les deux jeunes femmes avaient fixé l’enseigne indiquant La Femme Renarde. Le Scribe dut reconnaître que c’était bien trouvé. Il entra dans les lieux au moment où, justement, les filles commençaient à ranger.
- Vous êtes décidé pour le Dutourd ? demanda la grande.
- Non, non, je viens pour autre chose.
Le Scribe tira vers lui une chaise esseulée et s’installa. Interloquées, les libraires le rejoignirent autour d’une table ronde. Il commanda à la petite renarde de fermer la porte puis entreprit de raconter son histoire et sa déception quand le Frangin, la veille, lui intima de travailler deux fois plus pour la même somme. Et les risques entraînés par cette improvisation mal venue. Un long silence succéda aux propos du tueur.
- Qu’avez-vous décidé ? demanda la petite.
- J’ai une question moi aussi. Vous comptez vous servir de ce livre de comptes ? dit-il.
- C’est déjà fait, j’ai appelé hier soir. Ils réfléchissent. En fait, ils attendent que vous confirmiez nous avoir tuées.
- Oui, évidemment. Je lâche l’affaire, dit-il. Le Frangin me prend vraiment pour un larbin.
- Votre frère ?
- Non, c’est le surnom de l’intermédiaire. Vous restez vivantes mais ça n’est pas gratuit.
- On pourra payer, dit la plus grande.
- Je ne pensais pas à ça.
Le Scribe tira de sous sa chaise une grosse enveloppe en kraft qu’il avait déposée en rentrant puis en sorti un bon millier de feuillets remplis d’une écriture manuelle enfantine.
- Je cherche un éditeur pour mes poèmes. La Femme Renarde, ça sonne bien, je trouve.
- Oh, seigneur, pas ça, dit la petite.
La plus grande avait saisi le manuscrit et en parcourait des pages au hasard. Défigurée, elle redressa la tête.
- Un recueil de 100 pages, c’est mon maximum.
- 300 pages et vous regarderez gambader vos enfants.
- 250.
Ça leur prit toute la nuit mais ils finirent par s’entendre. On finit toujours par s’arranger.
Nota : cette nouvelle m’avait été demandée par Jacques Griffault, libraire à Montauban, au moment où il cédait sa librairie à deux jeunes libraires qui baptisèrent les lieux La femme Renarde.