Jean Daniel Fabre / Ne touchez pas à Fabre.

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Interview réalisée en 1996.

En avertissement à son premier recueil, Fabre indiquait : "Je veux que ce livre inspire l’horreur, comme l’apparition de la magie noire et des pandémies et du LSD, afin de toucher du doigt la conscience avariée du siècle. J’ai poussé les choses à bout, c’est le seul moyen de cerner le mal. Je ne saurais le faire sans grand repentir." Depuis, le poète ne nous a pas déçu. Il prend le siècle à bras-le-corps, compose une Cantate à Staline et part en guerre contre les ligues de prières. Ce combattant immobile reste notre espion le plus bouleversant, constamment à l’écoute de la voix sauvage de l’Histoire.

Dimanche, rue de Fécamp. Jean Daniel Fabre m’ouvre la porte. Le noir est fait sur les tables d’architecte qui cernent son lieu de vie. Puis la chambre, le lit et la lumière électrique, volets fermés. Des journaux, des recueils de poèmes, de vieux Cahiers de l’Herne investissent les meubles. Aux murs, plusieurs toiles peintes par des amis et que Fabre présentera une à une. Il s’allonge, un peu fatigué. Il est prêt.

Tu es fasciné par le complot. Peux-tu expliquer pourquoi ?

J’ai été prisonnier pendant trente ans. Par ma grand mère qui me séquestrait. Et j’ai eu la hantise du complot. Sortir. Le film que je préfère, c’est Le Comte de Monte Christo de Robert Vernay avec Pierre Richard Wilm. Toute mon oeuvre est dominée par ces trente ans.

Le siècle t’oppresse personnellement. Pourquoi prends tu en charge ce fardeau ?

Mon grand père, avant de mourir m’avait fait jurer de sauver la France. Si tu veux, j’ai eu l’impression d’un terrible échec par rapport à ce serment que je n’ai pas tenu. C’est un manque. Mon grand père avant de mourir m’avait dit : il faut que tu me sauves de tout cela.

...............

D’abord je fus prisonnier
repris par des êtres redoutables de justice
proche du dernier lieu de la prostitution
Ils me conduisirent dans une société ignoble
tenue par des anges parvenus au niveau de la bidoche
ce fut alors qu’il y eut des vainqueurs et des vaincus
des exécutions massives
et les papiers furent sauvés avant les hommes

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C’est lié à ton éducation protestante ?

Certainement. Fils de pasteur, ça m’a énormément marqué. J’ai eu une éducation protestante très culpabilisante. Chez les catholiques, c’est la même chose.

Tu as donc toujours envie de brûler la faculté de Théologie Protestante de Paris ?

Toujours. Ha, ha ! Si on m’en donnait les moyens je le ferais sans aucun remord.

Ta première rencontre avec Staline, tu t’en souviens ?

Ca vient d’un tract de la Propaganda-Staffel sur lequel était marqué : Staline, l’homme d’acier, tous les autres en taule. J’ai demandé à mon père qui était Staline ; il m’a dit : C’est un Louis XI. J’avais onze ans. Après j’ai eu des camarades staliniens qui m’ont conforté dans ma fascination pour Staline. Ils avaient trouvé un espoir dans Staline. Chez moi, c’était plus ambigu, je n’étais pas communiste et ne voulais pas l’être mais j’étais fasciné par le stalinisme de mes camarades.

Une autre religion, non ?

Oui, c’est bizarre mais j’ai fait ce chemin là.

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Staline était écrasé par un énorme dossier qui visiblement
l’emmerdait
"La mensuration des crânes des races humaines en voie de disparition"
Pourquoi avait-il fait appel à moi et non point à la
fille d’André Malraux ?
Il était abattu comme s’il venait d’apprendre
Que sa fille voulait épouser un commerçant
De sa voix fluette de séminariste il me dit, Fabre les
élections ça vous interesse !
Toute présence fiscale constitue une maculation, lui répondis-je !

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Tu n’as jamais trouvé que Staline... heu... dépassait les bornes, parfois ?

J’ai fait une fixation sur Staline comme Hegel a fait une fixation sur Napoléon. Hegel était prussien donc devait détruire Napoléon qui avait détruit la Prusse. Moi, j’étais fasciné par la face obscure de Staline.

Tu écris que Staline était révolutionnaire. Tu peux t’expliquer ?

Dans sa jeunesse, Staline était révolutionnaire, tout le monde le reconnaît. C’est lui qui a exécuté toutes les basses oeuvres de Lénine : les hold up, les complots... C’est lui qui était la cheville ouvrière du parti bolchevik en Russie pendant que Lénine pérorait à Paris. Les vrais révolutionnaires sont ceux qui sont à la base des mouvements.

Tu es plutôt pour l’action par rapport à la pensée ?

Je ne suis pas un actif. Je suis plutôt méditatif qu’actif mais je suis pour ceux qui cassent, ceux qui passent à l’action.

Tu traites facilement les autres hommes politiques par la dérision. Je pense à Giscard d’Estaing et à Rocard. Quel est ton sentiment par rapport aux perdants de l’Histoire ?

Giscard d’Estaing et Rocard ne sont pas des perdants même si Rocard a perdu la partie, il n’est pas en exil. Je suis pour les perdants. J’ai connu Pierre Goldman, il parlait de la tendresse des vieux militants staliniens. Ce sont eux qui sont les perdants, qui ont été baisés par l’Histoire. Je suis pour eux. J’ai rencontré des communistes staliniens en clinique. Baisés par l’Histoire. J’ai de la compassion pour eux.

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Le Feu, je l’ai déclaré aux cages-tigres du Bâteau Pasteur
et ce fut une nouvelle commune de Paris
après celle de Verlaine et de Rimbaud
Trois mois de liberté et de bonheur absolu
et puis quand cela tourne au médiocre, à la Science Politique on fout le feu et puis on se fait descendre
.

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Tu évoques souvent Dieu mais tu ne lui poses jamais la vraie question : Descends si tu en as le courage !

C’est exactement cela : descends de là haut si tu n’es pas un homme. Je ne lui pose pas la question parce qu’il est redoutable. Il me fait peur.

Il faut donc prendre au pied de la lettre ton vers : Satan et Dieu, un seul gredin ?

Exactement, il n’y a pas de différence. Tu sais, j’ai eu une éducation protestante infernale. J’ai été élevé par une grand mère et un oncle qui étaient terroristes, qui me terrorisaient. Elevé dans la terreur, je n’ai pas pu m’en défaire. Il n’y a plus pour moi de différence entre Dieu et le Diable.

Tu cherches la trace de Dieu dans les guerres, les perversions, les complots, pourquoi ?

Dieu me hante depuis ma petite enfance. A l’âge de sept ans, j’ai demandé à un jeune berger du Chambon-sur-Lignon s’il croyait en Dieu. Il m’a dit que Dieu était un con. Ca m’avait fait rire, je croyais qu’il plaisantait. Je cherche la trace de Dieu pour savoir en fait s’il est bon ou méchant. J’ai vécu de telles périodes douloureuses que je sais que c’est là, dans la douleur, qu’on peut le trouver.

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Satan et Dieu
Un seul gredin
Surgissent de leur repère des îles anglo-allemandes
Depuis le début je sais que cet homme-là veut ma mort.

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Si tu avais le choix entre Dieu et Raspoutine ?

Raspoutine, ha, ha ! Sans hésitation.

Tu as soif de pouvoir, comme les religieux, pour quoi en faire ?

Parce que j’ai été élevé par des gens qui possédaient ce pouvoir. Ils me fascinaient. Si j’avais le pouvoir, ce serait horrible, j’aime mieux ne pas l’avoir. Des exécutions massives...

Tu te vengerais de toutes tes institutrices ?

Oui, oui !

A ton avis, le monde est pourri à l’origine ou ce sont les hommes qui l’ont fait tel qu’il est ?

Ce monde est pourri à l’origine. Les utopistes français, Fourrier et Saint Simon, pensent qu’avec un minimum de pouvoir on pourrait changer ça. Je me rattache à eux..

Tu as des souvenirs de ton adolescence ?

Boulevard Arago ? Oui, très précis. Une très grande convivialité entre jeunes, une atmosphère extraordinaire. Tous me demandent d’écrire sur le 18 boulevard Arago. J’étais élevé par ma grand mère qui me séquestrait mais les rapports avec les enfants étaient formidables.

A l’Ecole Alsacienne, tu agissais à visage découvert ?

Dans les bandes d’enfants, j’étais agent double.

Peut-on dire que toute ta vie est marquée par l’esprit de vengeance ?

Oui, je regrette d’avoir été mis sur terre. J’ai pardonné à mes parents. Pardonné mais pas oublié.

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Il passait souvent voir les médecins
Quand vous vous branlez Docteur, demandait-il
vous vous branlez doucement ou rapidement ?
O très rapidement, répondaient invariablement les docteurs

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Tu as commencé à écrire à La Borde * ?

J’avais écrit un premier poème à l’âge de 16 ans et j’ai vécu un incident familial très violent qui a bloqué toute inspiration. Je me suis remis à écrire à l’âge de 34 ans. A La Borde. Guattari m’avait encouragé à écrire un roman dès le début de ma psychanalyse. Je n’ai pas pu écrire de roman, ce que je regrette, mais j’ai écrit de la poésie.

Vous étiez plusieurs à écrire en cours de psychanalyse ?

Oui, c’était encouragé de façon générale. Il y a dans le journal de La Borde des textes qui sont absolument étincelants. C’est là que j’ai commencé à écrire Ne touchez pas à Fabre. C’est le télescopage du discours des schizophrènes qui m’a fait écrire mon premier livre. L’écriture m’a beaucoup aidé, m’a formé. C’est le discours des schizophrènes de La Borde qui m’a permis d’écrire.

Quel rôle joue maintenant l’écriture dans ta vie ?

C’est une compagnie. Il me reste que ça dans la vie. Ca et l’alcool.

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Je vis Goebbels effondré ne sachant même plus où il en était
Me demander s’il se pouvait être
Que Dieu soit méchant
"Comment, lui dis-je,
Un homme de votre culture
Vous l’ignoreriez ?"
Epuisé par la conversation
Je suis allé me branler
Dans le potager de Goering.

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As tu été influencé par certains poètes ?

Non. Seul le discours psychédélique des schizophrènes de La Borde a compté. J’appartiens à la même génération que ceux du mouvement de la Beat Génération. Le psychédélisme était très à la mode dans les années 60. Je me retrouvais tout à fait dans les écrits de Ginsberg, Corso, etc... mais ce n’est pas par eux que je suis parvenu à l’écriture. Je les ai lus plus tard et peu lus. Brodsky a compté pour moi.

Par psychédélisme, tu penses à la drogue ?

Oui, je pense aux poètes qui prenaient des drogues. Moi, je n’en ai pas pris mais nous avions les mêmes conceptions. Le résultat fut identique.

Un archétype de femme, Kyria, traverse certains de tes poèmes. Tu te souviens des femmes que cache ce prénom ?

Oui. Je tairai les noms par discrétion. Deux femmes m’ont influencé : une fille de pasteur et une étudiante en théologie. Et une prostituée. Je les ai connues jeune. Ces trois femmes... non, ces quatre femmes. Il y avait aussi l’une de mes cousines qui était allemande et Guattari m’a dit que ma hantise de l’Allemagne venait de cette cousine allemande. Voilà les quatre femmes qui m’ont influencé.

On m’a parlé d’une femme qui était présente dans les rues d’Alger pendant les barricades...

C’est la fille de pasteur. Elle était à Alger à l’époque et j’étais effondré. J’avais peur pour elle. Moi, j’étais contre l’OAS. Elle était boulevard Baudin où ça chauffait et j’ai eu peur pour sa vie.

Tu l’as revue ?

Oui, on s’est tout pardonné. Je peux citer aussi une femme harki qui m’a appris à aimer Jésus Christ. Elle avait renié l’Islam et a réussi à me convaincre.

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Grimpez les escaliers
Ouvrez la porte
Le premier cadavre à gauche c’est moi et c’est Dieu qui m’a foutu là
Dans ce bordel à franzouzes
J’étais parti à Dallas disputer les championnats mondiaux
Toute la ville était tenue par la police chrétienne
Et la John Kennedy Society voulait me déporter avec les Juifs
dans une terre de préférence inhabitée située du côté d’Arkhangelsk
Sous la surveillance de la police internationale des moeurs
Salauds d’extrémistes
 !

....................

Par rapport à l’Histoire, tu te définis comme témoin ou acteur ?

Témoin. J’ai peu agi sauf pendant la guerre d’Algérie qui a provoqué ma dépression nerveuse. Je souffrais pour le peuple algérien. J’étais malade au point de ne pouvoir être acteur.

Si c’était à refaire ?

Je resterais témoin.

Je ne comprends pas que toi qui veux tellement peser sur l’histoire tu te contentes d’un rôle de témoin.

Je n’ai pas le courage. Je suis trop irresponsable pour pouvoir agir.

Pourtant, avec un modèle comme Staline, on aurait plutôt envie d’intervenir sur l’Histoire

Staline, ça m’a toujours fait rigoler. A la mort de Staline, j’ai rigolé. Il m’a impressionné quand même. Quand Staline est mort, j’étais à la fac de droit, tous mes camarades étaient consternés mais moi, je rigolais.

....................

La nuit où le camarade Staline fut livré à la mort
Je fis venir un convoi de 50 000 protestants de Hongrie
Je fis pivoter les tourelles des chars de manière significative
Tous les blancs furent abattus
ainsi que toutes les institutrices qui me firent souffrir
Ceux des autres races firent ce qu’ils voulurent
à condition qu’ils se convertissent
Tous le firent, mais je garde pour moi le récit.

.....................

Tu as l’impression d’être délivré ?

Non. J’ai des moments d’intense bonheur dont je ne connais pas l’origine comme la conversation que nous avons et à d’autres moments je suis carrément désespéré. Une de mes amies a eu deux fils suicidés, une fille morte de septicémie et pourtant elle m’apaise et elle est apaisée.

Dans tes premiers recueils, ton écriture était ample, narrative, invectivante. Aujourd’hui, tes textes sont très resserrés, dégraissés, plus courts. J’ai le sentiment que ça te rapproche de Cioran.

Je n’ai pas lu beaucoup Cioran mais on m’a dit effectivement qu’il existait des convergences avec Cioran.

Comment expliques-tu ton évolution ?

Je ne sais pas ce qui s’est passé. Quand j’écris, deux mots me viennent à l’esprit : figé et errant. Ce sont deux mots que j’ai choisi pour définir le structuralisme. Guattari m’a dit que c’était un don. Mais je ne peux pas expliquer le resserrement du texte. J’ai l’impression d’avoir évacué tout ce qui m’a conduit à La Borde. Maintenant, je suis passé à autre chose.

C’est quoi, cette autre chose ?

La voix de la sagesse.

Comme les indiens ?

C’est ça.

Propos recueillis par Marc Villard au domicile de l’écrivain.

Derniers livres parus :
Paroles attestées par le cristal (Mai Hors Saison 1987)
Il était une fois Jean Daniel Fabre (L’Instant, 1989)
Le collège des rites ou la mémoire des rabbins (Albatros 1991)
Ne touchez pas au bonheur d’esprit Fabre, prètre fou du Kremlin (Albatroz, 1994)
Chez le pistolero de dieu (Mai Hors Saison, 2005).

* La Borde Cour Cheverny : établissement psychiatrique dirigé par Félix Guattari.

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