Arthur Cravan / Tequila

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J’ai découvert Arthur Cravan dans une ancienne édition de Maintenant, sa revue, publiée par
Eric Losfeld (orthographié Erik) et mise en forme par Bernard Delvaille.
Poète, critique d’art, bateleur, boxeur, neveu d’Oscar Wilde, Arthur Cravan est né aventurier. Il est mort en aventurier et dans le mystère le plus complet car deux versions existent : sa barque aurait chaviré dans le golfe du Mexique ou bien il aurait été tué lors d’une rixe dans la banlieue de Mexico. Pour lui rendre modestement hommage, j’ai écrit voici quelques années la nouvelle qui suit et qui s’appuie sur les nombreuses zones d’ombre entourant la vie du poète. Donc, tout est faux mais tout est peut-être vrai.

Ils se terraient depuis deux jours dans la chambre 13 de la pension Meccarillo. Arthur Cravan, affligé d’une diarrhée et Mina Loy enceinte de trois mois. Depuis deux jours, donc, ils percevaient, derrière la gaze de chaleur palpable, la rumeur assourdie de Mexico qui se refermait sur eux comme un piège.
Quarante-huit heures de merde et de convulsions, la tête en feu, le corps fomentant des soubresauts qui propulsaient Cravan dans les toilettes à la turque sur le palier du second étage. Quand le ténia jaillissait de ses intestins, il s’accrochait – proche de la syncope – à la tuyauterie malingre qui serpentait sur le mur décrépi des latrines. Puis, abasourdi, traînait ses cent cinq kilos jusqu’au lit sur lequel il plongeait, dans l’attente d’une prochaine révulsion intestinale.
Mina peinait sur le même poème depuis une bonne semaine. Elle en avait choisi le titre, Un oiseau fugueur, mais ne parvenait pas à conclure, l’esprit troublé par la précarité de leur situation.
Elle releva la tête de son ouvrage et consulta la pendule : 21 heures. Les pales de bois du gigantesque ventilateur fixé au plafond ne parvenaient pas à sécher la sueur sur son corps trop pâle. Elle se massa les seins puis orienta son regard vers le poète-boxeur.
- Laisser tomber l’Académie, c’est la plus belle connerie qu’on ait faite, soupira-t-elle.
Arthur se retourna sur le dos en grognant.
- Ces métèques ne sauront jamais boxer… Je ne vais pas disperser mon talent pédagogique à former des nullités.
- Ton talent pédagogique ? Celle-là, c’est la meilleure !
- À Barcelone j’aurai de bons élèves, j’en ferai des cracks.
- Question : parviendrons-nous à Barcelone ? Et si oui, comment ?
Arthur déplia ses deux mètres et gagna la fenêtre aux persiennes déglinguées. Il fixa son regard sur la rue et détailla minutieusement les canailles ambulantes qui hantaient ce soir-là les trottoirs de la Calle Esteban au nord-est de la capitale mexicaine.
- Le trou-du-cul de l’univers, maugréa Cravan.
- Je t’ai posé une question, Arthur…
- Il va falloir nous séparer ma colombe. Juarez ne te connaît pas, c’est une chance. Tu prendras une place sur la Natchez, une goélette de Tampico qui cabote le long de la côte est. Je te rejoindrai à Buenos Aires.
- Descendre jusqu’à Buenos Aires pour gagner Barcelone, c’est de la démence pure et simple !
Le boxeur revint près d’elle, l’agrippa dans ses bras puissants et très délicatement, déposa la jeune femme sur leur lit de douleur.
- Rejoindre Barcelone avec dix kilos de canabis ne suffira pas à nous faire vivre là-bas. J’ai un contact à Buenos Aires, un ancien prétendant au titre mondial des Welters, qui peut me charger d’un passage de devises.
Elle ferma les yeux, une contraction souleva son abdomen.
- Pourquoi avoir doublé Juarez sur le chanvre si tu étais sûr de cette affaire de devises ?
- Parce que Juarez a parié contre moi lors de mon combat contre « Loco » Cardona. J’ai pas aimé ça.
- C’est de l’enfantillage, Arthur. Nous ne sommes pas dans une cour de récréation !
- Si, justement : J’ai rêvé d’un lit qui flottait sur l’eau et plus vulgairement de dormir sur des tigres. Ne t’inquiètes pas, ma biche, Fabian Lloyd(1) s’en sort toujours.
Comme il prononçait ces derniers mots, un remous sauvage ballotta sans prévenir ses boyaux. Il pivota et gagna le lieu des déjections, courbé en deux, le corps à la casse.

Sur le lit défait, Mina commença à établir une liste de prénoms pour l’enfant à venir. La chaleur humide eut raison de ses dernières résistances et elle s’endormit au moment où Arthur se cambrait dans un hurlement de délivrance.

Cravan marchait dans les rues puantes de Mexico. Pour modifier sa haute taille, il avançait courbé tel un vieillard arthritique, s’appuyant sur un solide gourdin. Il arborait une perruque de cheveux blancs et cachait sa jeunesse derrière d’épaisses lunettes noires.
Il parvint ainsi jusqu’à la station ferroviaire et réquisitionna d’autorité un wagon de marchandises en bout de quai. L’idée qu’il convoyait 24 000 dollars de cannabis ne parvenait pas à occulter la peur qu’il avait de Juarez, malgré ses fanfaronnades à l’attention de Mina. Accroupi dans l’habitacle de bois, il se laissa pénétrer par son rêve, son Grand Projet : disparaître aux yeux du monde et se réincarner aux quatre coins de la planète. Une semaine guérillero, l’autre tenancier de boxon et la troisième, poète racé à Stockholm.
Il était riche d’une plante magique qu’il devait convertir en or à Barranquilla, auprès de Manata, un dealer nain d’origine mexicaine. Mina n’aurait plus à souffrir de leurs incessants déplacements car sa famille de Buenos Aires pourrait la prendre en charge.
Lui manquait le déclic, le ressort qui pourrait animer sa carcasse de poète au long cours, arbitre des élégances de la colonie dada new-yorkaise.
Des semelles roulant sur le gravier du ballast le tirèrent de sa torpeur. Par le mince interstice des panneaux de fermeture, il risqua un œil sur la nuit épaisse de la station. Deux hommes inventoriaient silencieusement le convoi. Le plus âgé, qui marchait en tête, passa le temps d’un éclair sous la lumière aigrelette dispensée par un lampadaire.
- Sernin, murmura Arthur.
Il ferma délicatement son wagon et se rencogna derrière deux containers. Les hommes de Juarez posaient des regards las à l’intérieur de chaque véhicule et sous les bogies vétustes. Le patron de l’hôtel, pensa Arthur : ce salaud m’a donné.
Alors là, brutalement, sa décision fut prise : il ne rejoindrait pas Buenos Aires.

Une semaine plus tard, aux portes de Barranquilla, alors qu’il mettait en fuite deux Colombiens affamés, il entrevit les grandes lignes de son plan de disparition. Il rappela les deux hommes, trompés par le faux vieillard :

- Holà, vous deux, venez par ici.
Ils se rapprochèrent d’Arthur à contrecoeur.
- Ça vous dirait de gagner deux cents dollars américains ?
Ça leur disait beaucoup, aussi Cravan leur expliqua ce qu’ils auraient à faire.

Depuis trois mois maintenant, il se pavanait dans les salons de Consuela Vasquez, un travesti pulpeux, gérant d’un boxon derrière le port de Barranquilla. Penché sur l’entrejambe d’un chargé de pouvoir bisexuel de la General Motor, il entendit prononcer la nouvelle de sa propre mort : un certain Fabian Lloyd, lesté de deux litres de tequila, avait pris la mer sur une barque légère dans l’intention avouée de traverser le golfe du Mexique. Sa pauvre femme remuait ciel et terre depuis un mois pour qu’on lui rapporte la dépouille de son époux, perdu corps et biens. Cravan envisagea une pensée émue dédiée à Mina, mais l’insouciance l’emporta et il remisa ses remords au rayon des vétustés.
Dès le lendemain, il se débarrassa auprès de Manata, du dernier kilo de cannabis volé à Juarez. Puis il embrassa, dans un ultime regard, le salon du bordel : toutes les putains caramel et les travelos blondasses se pressaient près du bar, échangeant des propos anodins. Consuela fit son entrée, poussant devant lui ses mamelons artificiels.
Arthur, n’y tenant plus, dévala l’escalier de derrière et rejoignit Manuel, son nouveau béguin, qui l’embarquait dans son spectacle forain itinérant.
On pouvait faire de l’argent avec un boxeur de cent cinq kilos et Manuel, modeste jongleur de ballons, savait compter. Il éprouvait également un faible pour la bouche délicate et les yeux clairs du poète-boxeur.
Le jeune homme tendit la main à Cravan, le hissa dans sa roulotte et la caravane bariolée s’ébranla, sous le soleil de juin, en direction de Bogota.

- Qui osera défier Marcel Duchamp, vice-champion du monde des poids lourds ? beuglait Rosario, du haut de ses cent soixante centimètres.
Immanquablement, un bravache aviné, planté au dernier rang, levait sa bouteille. Arthur, amusé, laissait le matamore plaquer deux ou trois swings contre sa poitrine puis lui décochait un premier crochet du droit. Le même que Jack Johnson lui avait balancé à Barcelone, couronne mondiale en jeu.
La fin de chaque combat renvoyait plus à l’équarrissage programmé qu’à la célébration du noble art. À la frontière vénézuélienne, bourré de mescaline, Arthur s’était colleté avec le taureau de San Cristobal, un monstre de cent vingt-cinq kilos pour cent quatre-vingt-quinze centimètres qui lui avait arraché la moitié d’une oreille.

Ce soir-là à El Divisio, Arthur expédia ses deux pochards en vingt minutes : double uppercut et crochet pour finir. Roulez, jeunesse !
La nuit tombée, il lui venait des langueurs, le souvenir de Mina s’estompait peu à peu dans sa tête, mais cette vie errante commençait à lui peser. Son statut de poète inspiré appartenait aujourd’hui au passé. Seul subsistait le rastaquouère de foire, prêt à toutes les aventures.
Il pénétra dans un bar dont l’enseigne indiquait : L’Enfer. Cravan se rencogna derrière une table sale et commanda deux mescals d’un seul coup. Il lapait son alcool consciencieusement quand la lumière artificielle se voila devant ses yeux fatigués. Sernin se tenait devant lui, un sourire rapace sur les lèvres.
- Tu n’as pas changé Arthur, ça fait plaisir de te retrouver en si bonne forme.
- Il doit s’agir d’un malentendu, mon nom est…
- Allons Arthur, j’ai parcouru des milliers de kilomètres pour te trouver. Juarez est très rancunier, sais-tu ?
- Qu’est-ce que tu veux ? soupira Cravan.
- La marchandise ou ta peau. Je ne suis pas difficile.
- Tout est parti… en fumée ! s’esclaffa Cravan.
Les yeux du tueur se fermèrent à demi.
- Dommage, murmura-t-il.
Puis il tourna les talons et se perdit dans la nuit.
Arthur frissonna. L’alcool embrumait ses pensées. Machinalement, il tâta au fond de sa poche le coutelas à manche de corne dont il se séparait rarement. Serait-ce suffisant ?
Sur le coup de minuit, il se rapprocha des portes de l’Enfer et inspecta la pénombre. Puis, le dos collé au mur, il progressa lentement en direction de la place du Marché. Sernin, flanqué de deux porcs drogués jusqu’à l’âme, l’attendait devant l’église. Arthur marcha vers eux, la classe absolue. Il fit miroiter son arme à la lueur d’un réverbère. Les trois autres l’imitèrent et un ballet dangereux les absorba bien vite.
Cravan piqua le plus âgé à la gorge. Une écoeurante odeur de sang frais chatouilla les narines du géant. Sernin plongea sur lui et accrocha son aisselle. Le boxeur plia les genoux, réprima un cri, puis, farouche, pivota sur lui-même et d’un direct en plein nez, catapulta l’homme dans la poussière.
Ce dernier effort et la plaie qu’il avait au côté l’étourdirent ; il tituba sur ses longues jambes. Devant lui se dressait le troisième agresseur qui, face à la tournure prise par les évènements, hésitait sur la conduite à tenir. Arthur perçut ce flottement. Il tira de sa chemise une poignée de billets et les lança au pied du Colombien. Les yeux du paysan lui sortirent de la tête. Il se pencha sur les papiers verts, vérifia qu’il s’agissait bien de dollars américains puis, sans demander son reste, détala à toutes jambes en direction du château d’eau.
Ils se tenaient dans la caravane de Manuel. Le jeune homme avait pansé avec sollicitude le boxeur et, le regard attendri, contemplait son pauvre amour recroquevillé sur une couchette de cent quatre-vingts centimètres de long.
- Que vas-tu faire, maintenant ?
- Je traîne en mon âme des amas de locomotives, de colonnes brisées, de ferrailles…
- Arthur, je parle sérieusement !
- Je sais, Manuel, tu es terriblement sérieux et moi, terriblement primesautier. Tu connais ce mot ?
- Heu… oui.
- Bien. Je partirai demain matin pour Mexico. En fait, la seule ville où Juarez n’aura pas l’idée de me chercher. Il faut nous quitter mon ange…
Le jeune jongleur détourna vivement la tête en mordillant sa lèvre inférieure puis, prenant sur lui, quémanda :
- Dis-moi une phrase que je puisse garder dans mon cœur et qui me fasse penser à toi.
Arthur ferma les yeux à demi et s’exécuta, la voix litanique :
- Si toutes les locomotives du monde se mettaient à siffler ensemble, elles ne pourraient pas exprimer ma détresse.
Puis il s’endormit la bouche ouverte.

Cravan lançait des regards écoeurés à la yole poussiéreuse que Jaime Castro – le seul homme de La Havane qui pouvait vous procurer absolument n’importe quoi dans l’heure – lui désignait du doigt.
- Une affaire en or, gringo !
- Un tas de merde, oui.
- Holà, on ne parle pas comme ça à Castro, gringo !
- Vraiment ? susurra Arthur qui entreprit de pétrir négligemment le cou grassouillet du Cubain.
Les larmes montèrent aux yeux de Castro. Un filet de voix parvint quand même à franchir ses lèvres :
- Moitié prix, je vous la laisse à moitié prix.
- Voilà qui est mieux, s’amusa Cravan.
Il enfourna quelques billets dans la poche de poitrine du truand et, sans plus s’occuper de lui, se rapprocha de la longue barque. Il s’assura de l’étanchéité de la coque puis, rassuré sur ce point, déplia la voilà crasseuse. Inquiétante, la voile. Quant au mât fatigué, pourrait-il supporter les vents tournants du golfe du Mexique ?
Arthur plissa les yeux au-dessus de la mare houleuse. Il imaginait, tout là-bas sur la côte mexicaine, les lumières falotes de Vera Cruz, la tequila mortelle vendue dans les gargotes du port et le regard brûlant des conchitas du quartier réservé.
Le vent gonfla les pans de son long manteau alors que le soleil déclinait sur les champs de canne à sucre. Il lança son baluchon à l’arrière de l’esquif et poussa l’embarcation dans les eaux du port. On entendit longtemps son rire énorme, bien après qu’il eut dépassé le phare de la capitainerie.
Plus personne n’entendit parler d’Arthur Cravan : il était mort depuis longtemps déjà.

Le 15 Mars 1953, Juarez se fit conduire à Omaha Beach, en Normandie.Avant de mourir, le vieux trafiquant entendait se recueillir sur la tombe de son plus jeune fils, cet insensé de Ricardo qui avait fait l’erreur d’opter pour la double nationalité peu avant la guerre.
Il supporta dix minutes durant le vent glacial qui sifflait au-dessus des tombes puis, machinalement, son regard se posa sur la croix voisine qui indiquait : Fabian Lloyd, 22 mai 1887-18 juin 1944. Les yeux lui sortirent de la tête, il aspira l’air avec véhémence et, comme sa belle-fille se portait vers lui, s’abattit brutalement dans l’herbe, terrassé par un fantôme.

1. Fabian Lloyd est le véritable patronyme d’Arthur Cravan.

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