Jazz notes

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Interview par Franck Médioni (juin 2006)

« J’ai habité Versailles jusqu’à l’âge de onze ans et j’ai commencé à acheter des disques de rock à la fin des années 1950 dans un magasin situé en bas de l’avenue de Sceaux qui s’appelait Perronet. Il s’agissait de 45 tours. Dans mon immeuble, un voisin de dix-huit ans a fait l’acquisition d’une batterie, il répétait dans son appartement situé sous le mien. Il était fan de jazz, il m’a fait cadeau, à moi qui n’y connaissais rien, d’un disque comportant quatre morceaux du groupe Cinq pompiers + deux. Dans mon souvenir, il s’agissait d’un ensemble de dixieland composé d’employés des studios Disney. C’est mon premier contact avec le jazz. Le second, ce fut l’acquisition d’un album de Sidney Bechet, la B.O. du film Ah quelle équipe ! enregistré avec l’orchestre d’André Rewellotty. Evidemment, j’écoutais « Salut les copains » comme tous les gosses, et j’ai découvert Art Blakey et les Messengers qui passaient parfois en parallèle sur l’émission « Pour ceux qui aiment le jazz ». Je n’ai pas été influencé par mon environnement familial, mes parents étaient branchés chanson française. Mon premier vrai concert de jazz fut un concert de Thelonious Monk à la Maison de la Radio. Il fallait lui indiquer où était situé son tabouret, mais une fois devant le clavier, il se retrouvait complètement. Parmi mes disques fétiches où plutôt les disques qui ont compté pour moi, il y a « Sketches of Spain ». C’était un peu snob d’écouter ça à l’époque, mais le mix classique-jazz plaisait beaucoup. « Take Ten » de Paul Desmond ensuite. J’avais accroché au « Take Five » de Brubeck, et quand j’ai vu « Take Ten » dans les bacs, j’ai compris que c’était le même saxophoniste. Pour moi, Desmond, c’est un son et une élégance de composition et de langage musical, j’adore.

« The art of the trio ». Je ne suis pas trop piano, mais avec ce disque j’ai vite compris que Bill Evans était différent des autres, je l’écoute encore aujourd’hui. « Something Else » de Cannonball Adderley et Miles Davis. Adderley a réussi le crossover dans les années 1960 avec « African Waltz » ; j’écoutais ça comme tous les gosses. Plus tard, j’ai découvert « Something Else » et « Autumn Leaves » par Miles sur l’autre face. Un grand disque, avec un drive formidable sur le morceau-titre. « Chet » par Chet Baker. Je l’ai acheté pour la jaquette : il ressemble à une star du rock ; une sorte de James Dean qui aimerait les femmes. Quand j’écoute « Alone Together », j’ai le coeur serré, c’est pour moi la plus belle version de ce morceau. Quand Pepper Adams enchaîne après Baker, on frissonne, non ? « Tijuana Moods », par Mingus. J’aime tous les disques de Mingus, et la ville de Tijuana m’a toujours marqué l’esprit, elle est mythique pour moi. Les compositions de Mingus sont une superbe bande-son. « Conférence de presse » d’Eddy Louiss et Michel Pétrucciani pour « Les Grelots » et l’orgue Hammond dont le son me rappelle une musique qui passait à l’entracte d’un cinéma de mon enfance. La version d’ « Autumn Leaves » : le dialogue des deux musiciens est un moment de fusion totale, j’aime beaucoup. Enfin, le disque incontournable : « A love Supreme » de John Coltrane acheté à sa sortie. Tout le monde en parlait. C’est la création et le rêve à l’état pur. J’étais cloué. Puis j’ai oublié l’album jusqu’au jour où un ami m’a offert le disque du concert d’Amsterdam de Branford Marsalis qui reprend la totalité des compositions avec une fougue et une force étonnante. Du coup, j’ai ressorti l’original et je le réécoute à nouveau. J’aime également la musique manouche. Notamment Stochelo Rosenberg, guitariste manouche virtuose, inspiré et dont le son de guitare est, à mon sens, le plus fluide de la scène manouche. Je cite rarement Barney Wilen, mais c’est un saxophoniste qui m’a emballé avec sa façon très crâneuse de tenir face aux plus grands : Miles Davis et Kenny Dorham notamment. Je l’ai perdu de vue. Et quand Loustal et Paringaux ont sorti « Barney et la note bleue », accompagné par l’album de standards enregistrés par Barney, je suis retourné le voir au New Morning. C’était toujours aussi bien. J’ai une pensée également pour le guitariste Jimmy Gourley qui m’a enchanté à l’époque du Club Saint Germain. Si mes souvenirs sont bons, il jouait avec Kenny Clarke. Son toucher subtil, inventif, mélodique est un pur bonheur. Je regrette qu’on ne le voit pas plus.

Jazz et rock

Le rock, musique de danse, est la musique avec laquelle j’ai grandi. C’était facile, évident, parfois brutal et ça correspondait parfaitement à ce qu’attendait un adolescent dans les années 1960. J’écoutais parallèlement un peu de jazz et, durant mes études à Estienne, certains copains m’ont prêté des disques. Pour moi, gosse de banlieue, le jazz était impressionnant, c’était une musique assez inaccessible. Les images du jazz étaient, et sont toujours, très fortes, sans parler de la mythologie. J’ai toujours préféré écrire sur le jazz car ses clichés sont de bons clichés. Ecrire sur le rock est plus difficile : on tombe vite au niveau des pâquerettes et de la gadoue. Sans parler des santiags. D’un côté, une music show off, de l’autre, un mythe incarné. Voilà la différence que je fais entre les deux. Mais je ne renie rien. J’ai passé de bons moments en compagnie du rock. Comme je vis depuis longtemps avec la musique, j’ai inscrit rapidement la musique et les musiciens dans mes nouvelles et romans. D’abord parce que j’aime écrire sur ce thème, parce que la vie des musiciens, notamment de jazz, est passionnante. Plus tard, je me suis aperçu que mon écriture obéissait à un tempo, ce qui est la marque de fabrique des gens qui écrivent à l’oreille. En effet, j’ai besoin de me lire le texte et que celui-ci véhicule soit de la fluidité soit de la violence et de la rupture. Avec le temps, j’ai mis cette manière d’écrire au point et on peut comparer mes textes à des passages ternaires et d’autres à des ruptures free ou binaires. J’utilise pour cela des strates poétiques avec le texte libre à droite sur la ligne comme on le fait pour un poème. Je développe une écriture de type comportemental qui évacue la psychologie à n’en plus finir et, donc, induit un rythme narratif assez vif. Le choix de musiciens comme personnages principaux de mes livres ou celui d’un éducateur de rues, récurrent dans mes bouquins, tient en fait à ma jeunesse soixante-huitarde : j’ai toujours refusé de considérer un policier comme un héros. On oublie toujours de nous rappeler dans les polars avec flics (livre ou cinéma) que les policiers sont au service de l’Etat, qu’il soit bon ou mauvais. Ce type de personnage est sans intérêt et j’ai du mal à m’expliquer la prolifération de héros assermentés. Je me tiens au plus près des marginaux et, d’une certaine façon, les musiciens en font partie. J’ai écrit plusieurs romans qui mettent en scène des musiciens et particulièrement « La vie d’artiste ». Un saxophoniste parisien fuit son dealer et se retrouve projeté dans les combats de coqs du nord de la France. « La dame est une traînée » : un saxophoniste américain est balancé sous les rails du métro à Paris. Son passé américain le rattrape. Dans « Petite mort sortie Rambuteau », je me suis inspiré de la mort tragique du batteur de free Oliver Johnson, assassiné sur un banc dans le jardin des Halles. « Coeur sombre » est peut-être mon roman le plus traversé par le monde du jazz. Une chanteuse noire vit avec le patron d’une boîte à Paris. Celui-ci est rançonné pendant qu’un de ses assistants retrouve un vieux saxophoniste américain qu’il veut enregistrer. Tout se terminera très mal. Ce livre est aussi un hommage modeste à Art Pepper, présent en filigrane tout au long du roman. J’ai mis en orbite des endroits que je connais bien : Barbès, Montorgueil, le Barrio Chino à Barcelone, etc... Peu de livres évoquent le racket et, dans ce domaine, j’ai beaucoup apprécié « L’Ange du jazz » de Paul Pines. Mon livre véhicule évidemment des clichés, mais comme je le disais plus haut, ce sont de bons clichés. Tout est dans la manière de les servir.

Contrairement à Geoff Dyer qui a regroupé ses nouvelles consacrées au jazz dans un seul volume, j’ai dispatché mes fictions musicales dans plusieurs de mes recueils. Je me souviens d’un texte consacré à Chet Baker qui laisse entendre que Chet a maquillé sa mort et qu’il vit maintenant à Cuba où il joue de la salsa. On m’en a voulu d’avoir écrit ça. Les lecteurs oublient toujours que l’on est dans la fiction. J’ai un autre titre en tête : « Chorus », qui évoque la rédemption d’un trompettiste à qui on a brisé les dents. Là aussi, on sait d’où me vient cette idée. Dans un autre genre, j’ai également réécrit la mort d’Elvis Presley. Je travaille sur un texte entièrement situé dans le métro. J’écris à partir de photos, toutes réalisées dans le métro. Trois des photos représentent des contrebasses. Je pense que le héros sera un fan de jazz. A propos de contrebasse, une autre de mes nouvelles traite de ce sujet : j’ai fait parler une contrebasse à la première personne. A la fin du texte, elle espère finir dans un trio avec le guitariste Robert Cray.

Jazz et polar

Dire que le polar se nourrit du jazz est trop fort. J’y vois plutôt une connivence ayant un rapport étroit entre les univers véhiculés par les deux genres. Quand on dit jazz, on pense : nuit, ville, solitude, drogue, gangsters, clubs enfumés, belles nanas et whisky. Evidemment ces mots peuvent convenir également pour décrire le background du polar. On peut s’étonner de voir figurer gangsters dans la liste des « mots du jazz », mais je me souviens des livres consacrés aux débuts du jazz à Chicago. Il est clair que la pègre s’est toujours tenue très près de cette musique. Sans aller jusqu’à la taxer de mécénat, on peut dire que la pègre a encouragé le jazz dans les clubs qu’elle contrôlait, et c’est à elle que l’on doit manifestement la circulation de la came dans les milieux musicaux, ceux du jazz en particulier. Quant à dire que le jazz est influencé par le polar, je ne pense pas. L’univers du jazz est déjà très fort, très construit, sans avoir besoin d’emprunter à un genre littéraire.
Je pense que le jazz influence mon écriture. Par ses images, d’abord. En regardant la photo de Dexter Gordon fumant une cigarette, le saxophone entre les mains, j’imagine une histoire. Quand je regarde les photos de jeunesse de Chet Baker et celles des derniers mois, je ne peux m’empêcher de déclencher une fiction. Tous les visages ne racontent pas une histoire, mais Chet Baker, oui. La mort du batteur de free Oliver Johnson, que je cite plus haut, m’a beaucoup marqué : un vitruose devenu SDF assassiné sur un banc des Halles, c’est douloureux, mais ça fait réfléchir ; c’est déclencheur. De même, l’écoute attentive de certains morceaux me transporte dans des univers qui renvoient à mes propres images mentales : « Alone Together », « Bloody Sunday », « Don’t explain », « I’ll be seeing you », etc... En fait, beaucoup de choses dans le quotidien remplissent la même fonction de déclenchement, mais, pour moi, le continuum jazz est marquant. Ce n’est pas le cas de tout le monde. Heureusement, car j’aurais une concurrence féroce. Si je pense être influencé par le jazz, je n’écoute pas de musique en écrivant. Je fais partie des gens qui ne supportent pas la musique d’ambiance. Quand j’écoute un disque, je ne fais que ça. Je suis attentif, dans un fauteuil, et je prends mon pied avec la seule musique. C’est aussi, je pense, une façon de respecter l’artiste. »

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