Sur la nouvelle.

Publié

Questions : Jeanne Desaubry.
Réponses : Marc Villard.
Publié dans le numéro 129 de la revue 813 sous le titre L’Art et la matière.

Dirais-tu que la nouvelle noire francophone est un genre plein de vitalité ?

J’ai commencé à écrire des nouvelles à la fin des années 70. A cette époque, le genre court était soutenu par quelques éditeurs et plusieurs revues. Polar publiait des booklets consacrés entièrement aux nouvelles noires. Le Miroir Obscur accueillait les nouvelles de Pierre Siniac, Frédéric Fajardie et moi-même. Jean Vautrin publiait ses textes courts chez Mazarine (je pense à Patchwork). Roger Martin sortait Nouvelles Noires, un récap du genre. Puis François Guérif a lancé la collection Futuropolice qui était illustrée et faisait se cotoyer des auteurs étrangers et d’autres français. Durant cette période, qui couvre les années 80, on ne peut pas parler de vitalité, néanmoins l’édition et quelques écrivains s’intéressaient au genre court et le faisaient exister. Une anthologie comme La crème du crime (Lebrun-Mesplède) constitue un moment important et sert de marqueur s’il s’agit de faire le point sur le genre et la nouvelle noire des années précédentes. La génération des années 80, nommée par la presse la génération néo-polar, continue dans les décennies qui suivent à publier des nouvelles noires. Nous sommes trois à couvrir les années 80, 90 et 2000 dans le domaine du texte court : Didier Daeninckx, Jean-Bernard Pouy et moi (le dernier recueil de Frédéric Fajardie a paru en 2000). Chacun d’entre nous a publié plusieurs centaines de nouvelles. J’ai pu le faire car François Guérif a soutenu mon travail durant 25 ans. L’Atalante s’est montrée fidèle, également.
Les salons polar proposent ensuite, et régulièrement, des concours avec publication des lauréats (La fureur du noir, Noires de Pau, Mauves en Noir, par exemple). Des animateurs isolés tels Jean-Noël Levavasseur et Frédéric Prilleux lancent des idées de collectifs de nouvelles (Les hommes en noir aux Contrebandiers ou bien La souris déglinguée, chez Camion Blanc et bientôt un coffret Sandinista chez Goater). Il s’agit d’initiatives proposées par des amoureux de la nouvelle noire et d’éditeurs de taille modeste qui n’ont pas en tête la rentabilité immédiate.
Plus proches de nous, on peut noter Noir Urbain imaginée par Claude Mesplède, Suite Noire, la collection de JB Pouy, les novellas éditées par la Manufacture (les textes de Dominique Forma et Franck Bouysse), Les Petits polars du monde qui ont édité 50 nouvelles inédites en 4 ans, La collection Ska qui propose des textes unitaires en numérique, la collection Polaroid que j’anime (dédiée aux novellas) et la récente Double Noir de Claude Mesplède qui met face à face des textes courts du répertoire et des nouvelles d’écrivains contemporains.
Ce qui manque à cette situation ce sont des auteurs intéressés par le genre et qui publieraient des recueils. Ce qui manque aussi ce sont les supports presse qui se réveillent seulement à l’approche de l’été pour proposer dans leurs pages des nouvelles qui, parfois, sont noires.
L’absence d’écrivains concernés fortement par le texte court tient à l’historique littéraire de la France, habituée aux feuilletons. Contrairement aux anglo-saxons qui lisent des nouvelles depuis toujours et dans une presse acquise à la cause du bref. L’inintérêt des français pour la nouvelle noire est niché à 813 même. Depuis que le prix de la nouvelle 813 a été remplacé par le prix « du roman ou de la nouvelle 813 », aucun recueil n’a été primé en lieu et place d’un roman. Tu peux vérifier.
Parler de vitalité serait donc optimiste, là aussi, mais perdure toujours en France un gisement de textes qui anime le genre, la nouvelle, elle-même inscrite dans un autre genre, le noir.

As-tu vu émerger de nouveaux auteurs ces dernières années ?

Dans les années 2000, Marcus Malte a montré sa facilité à écrire des textes courts. On dira de lui qu’il est plus un écrivain de novellas que de nouvelles. Pour moi, il est celui qui occupe le mieux le créneau dans la génération qui suit la mienne (nous avons 20 ans de différence d’âge). Franz Bartelt qui est son aîné est un excellent nouvelliste que je n’ai pas signalé précédemment car il publie plutôt en littérature générale. Cela dit, j’ai édité sa novella Parures qui est noire et cinglante. J’aime beaucoup les nouvelles d’Yvon Coquil qui nous parle des prolétaires des chantiers navals. Ceux qui résistent pour vivre, tout simplement. J’ai publié deux textes d’Anne-Céline Dartevel qui a fait ses classes dans les nombreux concours de nouvelles aux quatre coins de la France. L’écriture est bonne et son univers en phase avec l’époque. Il faut rester attentif aux textes envoyés dans ces concours et publiés à la suite car c’est là qu’apparaissent les auteurs de demain. Je pense aussi à Court, noir, sans sucre d’Emmanuelle Urien et aux textes de Pascale Dietrich. Jérémie Guez et Antoine Chainas publient peu de nouvelles mais quand ils le font, c’est avec talent.

Avec ton complice Jean-Bernard Pouy, il y a eu Ping Pong, Tohu Bohu et Zig Zag. Je me suis rarement autant régalée. La dimension jeu dans ces recueils a-t-elle dominée sur la dimension noire ? Y aura-t-il un jour un Big Bang ou un Jet Set avec Pouy ou quelqu’un d’autre ?

En réalité nous avons écrit un quatrième recueil ensemble qui s’intitule L’Alphabet du polar. Pour chaque lettre de l’alphabet nous avions choisi un mot marquant du genre et nous nous sommes répartis les mots par affinité. C’est in8 l’éditeur.
On peut dire que la notion de jeu dans ces quatre livres était dominante mais nous avons fait en sorte de rester dans le Noir. Le recueil le plus difficile à écrire est Zigzag car chacun a écrit sur les thèmes de l’autre et ça demande une grosse implication d’abandonner ses repères habituels pour s’engager sur des terrains inconnus. Se situer dans le jeu permet, par contre, de gagner en liberté car sinon je n’aurais jamais écrit une nouvelle dont le narrateur est un Tampax qui vit des expériences étonnantes. Je me souviens aussi d’un texte sur un couple de vieillards, en résidence du 3eme âge, qui décident de braquer une banque en mobylette. Ce sont des moments de respiration, sans enjeu, et qui permettent de tenter des narrations iconoclastes. Quant à l’avenir, ça dépend uniquement de nos emplois du temps respectifs. Tenter la même aventure avec un autre écrivain me paraît difficile car il y a chez Jean-Bernard une disponibilité forte et une malice d’écriture qui se rencontrent rarement. En élargissant les collaborations aux collectifs, j’avoue avoir beaucoup donné aux livres à plusieurs mains. La notion de contrainte est pour moi un stimulant, un challenge. Je me souviens d’un collectif sur Tijuana qui impliquait de connaître la ville. Nous étions cinq écrivains. Je rédige donc un texte situé dans cette ville où je n’ai jamais mis les pieds. Une traductrice lilloise me dit que le texte l’intéresse et qu’elle va le proposer à une revue mexicaine basée à Tijuana, justement. Mort de honte, je m’attends à être moqué par les écrivains du cru et finalement, non, ils traduisent la nouvelle et la publient dans Cultura Urbana. Plus tard, encouragé, j’en écris une sur Juarez, toujours sans connaître le Mexique. Je me demande si, pour finir, je visiterai ce pays. Une autre fois, Le Serpent à Plumes me propose un collectif autour du foot, en 98. J’accepte et quand je vois les noms, je commence à baliser : Alfredo Bryce Echenique, Mia Couto, Nick Hornby. Finalement, je m’en sors sans casse et les meilleurs textes furent ceux d’Abdelkader Djemaï et Aminata Sow Fall. Comme quoi, on a tort de se faire tout un monde de la concurrence.

Y a-t-il un autre genre offrant de pareilles ouvertures ?

On a vu que la BD, au plan formel, peut bouger. Je pense évidemment aux romans graphiques qui jouent avec la rupture, le plein format, le texte en typo, les personnages qui s’échappent des cases et que l’on suit en solitaire avant de reprendre une narration traditionnelle. On peut imaginer aussi des BD plagiant par moments des dessinateurs existants ou redessinant des histoires connues sous une forme déjantée. Beaucoup de formules existent déjà dans la bande dessinée et ils peuvent aller encore plus loin. Quand nous avions écrit Tohu Bohu avec JB, nous avions utilisé le principe du sampling, courant dans le hip hop. Les jeux de rôles tels qu’ils sont traités par les Papous sont également des pistes aussi bien pour le polar que pour la BD. Actuellement, je travaille sur une BD de 6 pages pour la revue Pandora : Loustal m’a confié plusieurs dessins en vrac et c’est à moi de les disposer dans un certain ordre et d’imaginer une fiction BD à partir de ce patchwork. Voici quelques années, j’avais adopté le même principe avec Joe Pinelli pour In A Blue Hour, chez Nocturne.

La nouvelle noire a-t-elle changé de forme ?

Oui. Dans les années 70 et 80, les nouvelles étaient chargées en violence, sentiments forts, vengeance à tous les coins de pages et ces textes avant d’être des nouvelles étaient des nouvelles « de genre ». Le temps passant, l’enquête résolutive s’est effacée, la sacro-sainte chute a été souvent remplacée par des fins ouvertes et, du coup, le niveau d’écriture a progressé. Le Noir se définit plus comme un état d’âme qu’une démonstration de virilité. Trois exemples me viennent à l’esprit. Canisses de Marcus Malte présente un homme qui passe son temps à épier la maison d’en face. Les nouvelles de Pascale Dietrich, dans le recueil Le Congélateur, ne recèlent aucun cadavre. Dans Parures de Bartelt, dont je parlais plus haut, c’est pareil : pas de violence physique mais une violence sociétale. La nouvelle noire a, de fait, été contaminée par l’écriture blanche. L’esprit des années 80, dur-à-cuire donc, est passé dans les nombreuses séries télévisées qui montrent des flics partout, des tueurs syndiqués, des junkies banalisés. Aujourd’hui, les nouvellistes du Noir produisent un travail sur la forme courte qui améliore l’écriture et distend les limites du genre.

Des maîtres en la matière ? Hemingway ?

Des maîtres, non, mais des livres-clé, oui. Parmi les recueils du polar historique, La femme dans l’ombre de Dashiell Hammett me reste en tête avec deux nouvelles formidables de concision, La femme dans l’ombre, justement, et L’incendiaire. Je ne peux pas citer de recueil marquant de mon écrivain préféré de cette époque, Horace Mc Coy, car Les rangers du ciel ou Les Blacks Mask Stories ne sont pas impressionnants et manquent de la force qui caractérise les romans de l’écrivain. Par contre, James Crumley, avec Cairn, propose une nouvelle mythique, Le canard siffleur mexicain avec Sughrue en néo-retraité ainsi que Cairn et Putes et le sentiment qui saisit les hommes à l’improviste. Il me faut citer à la suite deux recueils de littérature générale qui penchent cependant vers le Noir : La ronde de JMG Le Clézio et Façons de perdre de Julio Cortazar. Le livre de Le Clézio est écrit sans chichis et parle dans La ronde (la nouvelle) des banlieues déjà gangrenées par la misère et l’ennui. J’y suis sensible car dans les années 80, je travaillais sur un sujet similaire. Avec Cortazar nous avons affaire à un recueil solide qui évoque les perdants de la vie, un thème cher à Mc Coy dont je parlais plus haut. L’un des textes, Le soir de Napoles narre l’environnement du combat Monzon-Napoles organisé par Alain Delon. De par son sujet et les protagonistes, il s’agit d’une nouvelle de référence. Pour rester dans le champ de la littérature noire prise en charge par la blanche, il faut lire Billets noirs et Voie express de Jayne Anne Phillips. Jeunesse perdue, drogue, sexualité, solitudes.
En 96, j’étais dingue de Jayne après avoir lu ses deux recueils. Elle est annoncée à Paris et je me pointe au Lutétia pour l’interviewer. J’avais en tête une jeune fille menue, introvertie, vêtue de noir avec trois piercings dans l’oreille gauche. Et quand elle arrive dans le hall de l’hôtel, je découvre une femme de cinquante ans, bronzée, genre côte ouest triomphante, qui porte une blouse hippie et des bottes en cuir. J’étais un peu perdu mais ce ne fut pas grave car ma revue s’est cassée la gueule avant la publication de l’entretien. Chez 10/18, j’ai adoré le New York rage de Bruce Benderson, univers trash, récits déglingués avec voyous, homos accros, crackmen en délire.
Je m’aperçois que j’ai oublié de citer Champion de Ring Lardner (1885-1933), un recueil écrit dans une langue précise, parlée, au scalpel. Il s’agit d’un ancien journaliste sportif mais son champ d’inspiration est large. Plus près de nous, je note Tobias Wolff et son livre Dans l’armée de Pharaon qui chronique sous forme de nouvelles son année passée dans l’enfer vietnamien. On peut mettre cet ouvrage aux côtés de Putain de mort de Michael Herr et Le merdier de Gustav Hasford. Dorothy Johnson (photo) et sa Contrée indienne m’a marqué également. Ses nouvelles sont situées dans des réserves indiennes au début du XXe siècle mais leur dramaturgie interne se rapproche de celle du polar. Je me sens proche de Chris Offutt car, parallèlement à ses nouvelles noires de Kentucky straight qui commencent comme ça : « Personne sur ce flanc de colline a jamais fini le secondaire. », Chris a écrit un recueil de textes autobio titré Les hommes ne sont pas des héros qui me rappelle mes propres autofictions. On peut rester à la campagne avec Pete Fromm, qui avait épaté tout le monde avec Indian Creek, roman d’initiation, et avec son recueil de nouvelles Avant la nuit qui arrive à nous faire aimer la pêche à la mouche. Mieux qu’un manuel pour jouer du moulinet, l’écrivain nous parle des rapports humains, du passage à l’âge adulte, des choses de la vie qui disent beaucoup avec peu. Je cite, pour terminer, Dead boys de Richard Lange, un recueil- phare souvent comparé à ceux de Raymond Carver dans la mesure où Lange évoque des tragédies ordinaires qui, en vérité, racontent le monde.

Ta bibliographie est conséquente. Quelle proportion entre le long et le court ? Le sais-tu seulement ?

Quand j’ai commencé à écrire de la fiction j’ai démarré sur trois secteurs de front : le roman, la nouvelle, le scénario. Durant les années 80, j’ai continué sur ces trois disciplines mais au fil des années, j’ai compris que mes nouvelles étaient de meilleure qualité que mes romans. En se proposant d’éditer mon recueil de nouvelles Démons ordinaires, en 92, François Guérif m’a, en quelque sorte, donné le feu vert pour m’engager dans le court. La nouvelle ne lui faisait pas peur et les publications de Rivages étaient bien diffusées. Avec le temps, j’ai lâché le scénario et troqué le roman pour la novella. Donc, oui, j’ai écrit beaucoup plus de nouvelles ou novellas que de romans.

Est-ce que tu comparerais ta façon d’écrire avec l’art du photographe, un moyen de capter l’instantané ?

La notion de brièveté peut les rapprocher mais la photo est scotchée au réel. Or, dans le domaine de la nouvelle, même si on peut parler d’immédiateté, on ne doit pas oublier la fiction qui nous écarte du réel et apporte une autre dimension. Qui plus est, le photographe réfléchit très vite et shoote sa photo. Son travail proprement dit dure quelques secondes. Parallèlement, nous savons très bien qu’une nouvelle de cinq feuillets peut demander un travail de plusieurs jours. Je me souviens du temps d’écriture d’Annie Saumont qui, pour rédiger ces cinq feuillets, pouvait y passer un mois. J’insiste là-dessus car on rencontre parfois, sur des festivals, des fans de la sueur romanesque persuadés qu’une nouvelle se bâcle en 20 minutes. La peinture me parait plus proche de l’écriture courte. J’aurais aimé me colleter physiquement avec la matière, la toile, le format. En peinture, l’effort est mental mais également physique. Je pense notamment à Pollock qui peignait au sol. En littérature, on est rencogné dans une soupente avec un ordi de taille ridicule, on se les gèle, on se met trois pulls sur le dos et tes enfants sont persuadés que tu n’es pas penché sur ton texte mais assoupi sur le clavier. Après, quand tu leur demandes de faire des efforts à l’école, ça les fait ricaner. Cela étant, pour revenir à la photo, j’apprécie de travailler avec des photographes mais l’écriture est une discipline plus complexe.