C’est quoi ce truc qu’on appelle amour ?

Publié

J’ai réussi à caser deux de mes poètes préférés dans une même nouvelle. C’est quoi ce truc qu’on appelle amour est son titre et elle est éditée chez Rivages.


Des nuages noirs couvraient la lagune au moment ou Brad Metainer prit pied sur le Vaporetto conduisant à San Michele. Il comptait une trentaine d’années et son visage évoquait vaguement celui de Rock Hudson, récemment disparu. Le bateau-bus traversa le ghetto, s’attardant aux embarcadères soulevés par le courant agité depuis peu. Les voyageurs se clairsemaient et, avant de parvenir au cimetière situé dans l’ile, Brad constata que seules cinq vieilles femmes continuaient avec lui sur San Michele.

Parvenu au débarcadère, Brad s’avança sur la terre ferme, sa chemise soulevée par le vent. Il traversa des sections consacrées aux crématoriums empilés les uns sur les autres avec ouvertures frontales. Un groupe de sépultures pour enfants lui arracha une grimace. Les allées étaient fléchées et la section qui l’intéressait se situait à l’extrémité de l’ile, face à Venise. Les lieux, campagnards, lui apparurent désolés, comme à l’abandon. Une quiétude bizarre – un air de liberté ? – flottait au-dessus des stèles arrangées de guingois. Il garda pour plus tard la tombe de Stravinsky et se prit à déchiffrer les pierres en quête de celle d’Ezra Pound.

Celle-ci, cernée par des fleurs fatiguées, était plate, sans volume, à l’américaine. Le nom d’Ezra s’étirait sur le grès. Brad frissonna sous sa chemise et, figé devant la stèle du poète, laissa des bribes des Cantos le traverser :

Ezra Pound.

Reverrais-je jamais la Giudecca ?

ou les lumières qui la masquent, Ca’Foscari, Ca’ Giustinian

ou la Ca’, comme ils disent, de Desdémone

ou les deux tours qui n’ont plus leur cyprès

ou les bateaux amarrés devant la Zattere

ou le quai nord de la Sensaria DAKRUON DAKPYCON

et frère Gulpe se construit une belle maison

de quatre pièces, dont l’une a la forme d’un flacon d’alcool

Oui, Pound, interné durant treize ans à Sainte Elisabeth.
Brad resta concentré dix longues minutes puis s’écarta en direction de la tombe de Stravinsky, croulant sous les fleurs, qui ne lui apprit rien qu’il ne sache sur le compositeur. Il tomba nez à nez avec le mausolée de Diaghilev. Sur l’autel de pierre, deux chaussons de danse détrempés accrochaient le regard. Brad ignora cette sépulture et, du coup, se posta un moment près de la pierre.

Ils étaient deux dans cette section sauvage du cimetière. L’autre visiteur était une femme. Blonde, vingt-cinq ans. Elle se tenait devant une tombe édifiée à l’européenne – à mi-hauteur – et serrait dans sa main droite un petit bouquet de giroflées qu’elle déposa sur la pierre retenant son attention. Intrigué, Brad se rapprocha de la jeune femme. Il se tint à quelques mètres en retrait et quand elle releva les yeux, leurs regards se croisèrent. Il fit quelques pas et prononça en italien :

- Qui est-ce ? Si je peux me permettre.

- Joseph Brodsky, un poète russe.

- Le prix Nobel ?

- C’est ça. Vous pouvez parler anglais.

- Merci. Vous êtes italienne ?

Elle éclata de rire.

- Avec la couleur de mes cheveux ? Non, je suis russe. Brodsky est passé de l’autre côté, poussé par le Parti pour fainéantise chronique.

- Moi, je suis américain, je suis venu pour Ezra Pound, juste derrière vous.

- Oui, je connais Pound. Un grand poète mais en Russie on apprécie peu ses positions durant la guerre de quarante.

- Il était anti-américain mais pas fasciste. D’ailleurs, il a payé pour ça. Vous connaissez l’histoire de la cage ?

- Bien sûr. Vous êtes en vacances ?

- Oui, je voulais voir Venise et aussi la Giudecca. Pound en parle dans ses poèmes. Je suis à Zitelle, précisa-t-il.

- Moi je travaille à Sienne durant trois mois. Je m’appelle Anna, ajouta-t-elle en tendant la main.

- Brad Metainer. Je vous offre un café au Florian ?

- On n’est pas arrivés mais ça me plaît.

Ils traversèrent le cimetière en échangeant à voix basse des propos convenus sur Venise et les lignes de vaporetto. Puis leur bateau accosta et Brad tint la jeune femme par le coude pour passer sur l’embarcation. Il avait 32 ans et dans sa ville natale – Paterson – aucune fille n’aurait pu prétendre à la beauté transparente d’Anna qui agitait ses bras bronzés à ses côtés. Elle racontait sa vie à Irkoutsk près du lac Baikal et les nombreuses fois où la glace s’était brisée à quelques mètres de ses pieds. Elle en riait et Brad, qui ne savait pas nager, en riait aussi. En fait, ils avaient fortement envie de rire ensemble.

Brad se ruina tranquillement en cafés et gâteaux au chocolat dispensés au Florian. Peu à peu la clarté palote du jour déclina. Ils se faufilèrent dans les rues étroites, accrochés aux vitrines, se laissant couler dans le flux des touristes happés par le Rialto. Brad devenait disert et parait son job d’assureur de vertus inattendues. Puis revenait vers Anna, essayant de percer le discours aimable et cultivé de la jeune femme russe. Elle riait, légère.

- Les hommes veulent toujours savoir ce qu’il y a derrière. Derrière le cimetière, derrière le mur, derrière la vie.

- Tu me trouves curieux ?

- Un peu mais c’est pas grave. Où il est, ton restaurant ?

- Sur la Giudecca. Viens, on prend le prochain vaporetto.

Ils descendirent à Zitelle et découvrirent, sur le quai, la partie somptuaire de la lagune bercée par la lumière jaunissante du soir. Le restaurant de Brad était à cent mètres en retrait. Un restaurant d’ouvriers, mais disposant d’une cuisine importante tenue de main de maître par une femme aux traits nobles et au sourire compatissant.

Deux jours plus tard, ils roulaient sur le lit du jeune américain. Ce fut un amour explosif, sans lendemain formaté car Brad repartait 3 jours plus tard pour les US et Anna reprenait son job la semaine suivante. Ils y pensaient, accoudés à la fenêtre du gite qui donnait sur le canal et, au loin, sur Zaccaria. Parfois, un paquebot appartenant à la flotte grecque s’interposait sous leurs yeux et gagnait la pleine mer guidé par une petite embarcation. Au huitième niveau des plaisanciers, les touristes s’agitaient dans leur direction et Anna, bonne fille, bougeait sa main vers eux en souriant. Oui, ils y pensaient. A ça et à autre chose.

Brad

Evidemment, je devrais lui dire. Mais comment faire ? Ah, dis donc Anna, tu vas rire : j’ai tué ma sœur. Non, bien sûr. Comment lui dire les soirées brulantes à Paterson, les bières bues à l’arrière des pick-up, mes parents s’écharpant sous la véranda. Et le Black, Meredith. Quand ce salaud avait commencé à tourner autour d’Helen. La branlée qu’on lui avait mit avec Raymond. Et qu’il était revenu et puis, bien sûr, Helen et ses idées à la con sur l’égalité des races. Faut dire, j’étais pas malin à l’époque. Enfin, bref, quand je l’avais vue avec le Black dans cette voiture derrière Frank’s, j’avais disjoncté puis le bidon d’essence et le feu. Oui, le feu. Je devrais lui dire aussi que je regrette, que j’étais rien qu’un môme, que je pense différemment. Mais c’est une russe, merde. Ils leur inculquent des principes hyper stricts, là-bas. En plus, elle est instruite. Trop instruite ? Quel souk. J’ai pas envie qu’elle s’en aille. Je pense rester évasif sur ma famille et si on se revoit plus tard, je lui dit le truc. Ou alors, je dis rien. Je sais pas quoi faire, c’est pénible.

Anna

On est bien comme ça. Ca doit ressembler à la serenité. On est deux, seuls, et c’est pas pour la vie. On pense pas trop à demain car on sait que demain n’est pas sûr. Si je devais le revoir, je devrais lui dire la vérité. Il doit se faire des idées : une jolie russe qui connaît Brodsky avec des idéaux post-collectivistes. Il ne connaît pas la mafia russe, c’est évident. Il faudrait lui parler de Popovitch, des voitures volées. Du fric et de mon job comme comptable près du salaud. Lui dire qu’un jour j’en ai eu marre de jouer l’employée proprette pour ce truand. Comment je suis partie avec la recette d’avril : un million de dollars en liquide. La Tchéky, Berlin et, enfin, Rome, à deux pas de la Piazza di Spagna. Je devrais lui dire que je n’ai jamais mis les pieds à Sienne. Et le pire : que Popovitch était mon amant. Ca, c’est le plus dur ; il aura du mal à comprendre. Sauf s’il m’aime, évidemment. C’est comment, ce poème de Brodsky ? Ah, oui :

Adieu,

Oublie-moi,

Pardonne-moi

Jette mes lettres au feu

Comme on brûle la terre derrière soi.

Tarkovsky n’était pas travaillé par des problèmes de métrique poétique, Pound ou Brodsky. Pour le moment, il réglait la mire de son Remington qui reposait contre son épaule au troisième étage d’une suite au Danieli. Un appartement qui coûtait les yeux de la tête à Popovitch. Le mafieux avait promis une somme à trois zéros s’il rapportait le scalp d’Anna. Pour l’heure, le Vaporetto ayant chargé le couple à Zitelle se préparait à accoster contre l’embarcadère de Zaccaria. Brad était penché vers la jeune fille et, d’une main légère repoussait les cheveux d’Anna que l’air marin plaquait sur son visage. Puis elle disparut et une pluie rouge éclaboussa le visage de Brad.

Hébété, il contempla le corps à terre et le sang qui rougissait sa propre chemise. Quinze asiatiques hurlèrent en plongeant au sol et entrainèrent de fait l’américain dans leur mouvement. Une seconde décharge secoua la masse inerte de la jeune russe. Trois employés de la compagnie des vaporetto s’interposèrent entre le bateau et le Daniéli. Tarkovsky se retira dans ses appartements pendant que Brad sombrait dans une dépression post-traumatique.

Le lendemain, les flics se résignèrent à le relâcher sur un quai de la Giudecca. Il gagna son gîte, passablement abattu, prêt à se connecter sur dépression.com. Trois heures de plumard à chercher le sommeil avec, dans la tête, des bruits d’alexandrins hurlant la mort la mort la mort. Son bel amour était en cavale vers San Michele. Celle-ci succédant à la vraie cavale qui l’avait menée d’Irkoutsk à Rome. Avec l’argent de la honte. Et lui Brad, risquait-il sa vie ?

Tarkovsky lui apporta une réponse édifiante à 21 heures, quand l’américain se pencha à sa fenêtre pour contempler les pêcheurs de nuit agrippés à leurs cannes, fondamenta delle Zitelle.

La rafale du fusil arracha la fenêtre à ses gonds. L’américain, en sanglots sous l’ouverture, balbutiait cette question en suspens : qu’aurait fait Pound en pareille circonstance ? Un poème ?

Le lendemain, terrorisé, il prit le premier vaporetto faisant halte à Zitelle et contourna Venise par l’ouest. Il descendit à San Michele, ses vêtements de toile fouettés par une pluie limpide. Dans une section reculée du vieux cimetière, Brad avisa un mausolée entrouvert. Il s’y glissa : cinq mètres carrés dévolus au souvenir de "Papa qu’on a tant aimé". Giacomo était mort en 1923. Cendres, cendres. Il fit un feu et tisonna. Défit son baluchon et, tel un maniaque de la survie, décida de planquer ici en attendant des jours meilleurs.

Le matin, il embarquait sur le premier vaporetto à destination du ghetto. Puis glissait sa carte bleue dans un distributeur et folâtrait sur un marché matinal. Il se concentra sur une nourriture basique. Fruits, légumes, jambon, accompagnés d’une eau mollement pétillante.

Enfin, il regagnait sa cache. L’après-midi était consacré à une promenade dans la section de Pound et Brodsky. Il se laissait couler au sol et aspirait le breuvage sombre des arbres. Et peu à peu, pour conserver Anna près de lui, il se consacra à Brodsky. Pas mal, ce Brodsky. Brad aimait tout particulièrement ce poème :

Joseph Brodsky.

J’entends ta voix triste venue des terrains vagues

à travers l’aboiement rauque des bouledogues,

je cherche ta trace dans la foule des banlieues,

je revois les aiguilles des pins de Noël,

Et les feux follets qui sifflent dans la neige.

Il se terrait. Parfois, le cœur serré par un spleen autodidacte, il gagnait la section d’Anna Sukova. Une main compatissante avait encastré dans le marbre une photo de la jeune fille. Il la contemplait longuement et, ravalant ses larmes, retournait vers son caveau, le cœur à la casse.

Un an plus tard, définitivement perturbé par ce truc qu’on appelle amour, Brad sauta dans un avion pour la Norvège. A l’arrivée, il croisa la musique d’Ornette Coleman et décida de bâtir une cabane en rondins face à la mer.

Famille

Publié

Pouy, la saga.

Publié

Préface pour Larry Fondation.

Publié

Loustal, les couleurs de notre vie.

Publié

Famille lointaine.

Publié

La révolution mexicaine.

Publié

Miles Hyman, l’ami américain.

Publié

Hammett.

Publié

Honoré, géant des Batignolles.

Publié

Conversations secrètes.

Publié

Sans-abris.

Publié

Le Cinéma/Filmer par Juliet Berto.

Publié

Nicolas Moog.

Publié

Belle Journée en Perspective.