Bob Kaufman : Beatnik ultime

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Interview d’Eleen Kaufman par Marc Villard
Traduction : Jean Paul Gratias 1996
Photo poncho : Chris Felver 1977
Photo famille Kaufman : 1973 à Fairfax, Californie.

Bob Kaufman est né en 1925 à La Nouvelle-Orléans et mort à San Fransisco en 1986. Le père de Kaufman était juif et sa mère noire. Il navigue sur des navires marchands pendant quelques années puis pose son sac à Los Angeles où il rencontre Kerouac et Ginsberg en 1957. Ses premiers poèmes sont rapidement publiés par New Directions en 1964 sous le titre de Solitudes Crowed With Loneliness et Lawrence Ferlinghetti édite en 1966 chez City Lights Books, Golden Sardine. Il fonde à San Fransisco la revue mythique de la poésie Beatnick : Béatitude.

Considéré pendant quelques années comme l’égal des plus grands poètes du mouvement beat, il tombe dans l’oubli au début des années 70.

Depuis deux ou trois ans, les beatnicks sont à la hausse au panthéon des lettres américaines. L’Amérique célèbre- avec quarante ans de retard— ses mauvais garçons et l’Europe n’est pas en reste, toujours à l’affût de l’évènementiel US. Pour simplifier les choses, les journalistes ont décrété que le mouvement était le fait de trois hommes, Buroughs, Ginsberg et Kerouac. Il fallait un écrivain-culte pour tirer cette saga et c’est Jack Kerouac qui a décroché le jackpot. Jack était parfait : bisexuel (mais juste un peu, restons calme), maître en jazz (surtout spécialisé dans le rythme ternaire des chasses d’eau des bordels de Tanger) et romancier (un poète aurait fait désordre). Ce simplisme historique relayé de pays en pays laisse dans l’ombre des poètes majeurs tels Gregory Corso, Philip Lamantia, Mickael Mc Clure ou Bob Kaufman : Noir, drogué, marié et père de famille. Le mauvais look. Et pourtant, le poète le plus pur du mouvement beat, le vagabond des mers, le junk emprisonné et rendu à l’ordre des normalisés mérite de revenir sous la pleine lumière. Depuis dix ans, Bob danse avec la mort mais Eileen Kaufman, sa veuve, n’a rien oublié. Elle se souvient, habitée par la nostalgie et une monstrueuse tendresse.

Comment avez-vous rencontré Bob Kaufman ?

Il est venu frapper à ma porte, en pleine nuit, me demander une tasse de café. Il connaissait le garçon qui me sous-louait l’appartement dans Kearny Street, et c’est à lui que Bob était venu demander une tasse de café. C’est comme ça que je l’ai rencontré. Vous pouvez lire ça dans Beat Angel, un chapitre de mon livre : Who Wouldn’t walk With Tigers. Le titre du chapitre est : Laughters Sound Orange At Night.

Qu’avez-vous pensé de lui après cette rencontre ?

J’ai pensé que c’était l’orateur le plus brillant, le poète le plus spectaculaire, et l’être humain le plus chaleureux et le plus romantique que j’aie jamais rencontré. Et je le pense encore aujourd’hui. Jamais plus je ne connaîtrai quelqu’un comme lui.

Comment était-il en famille ?

Vous avez sans doute vu ma photo de Bob tenant notre fils, Parker. Oui, il a eu une vie de famille. Avec une interruption de dix ans, cependant, pendant laquelle il a observé un vœu de silence, un vœu bouddhiste, depuis l’assassinat de Kennedy jusqu’à la fin de la guerre du Vietnam.

La drogue fut très importante pour lui ?

De Quincey, Aldous Huxley et de nombreux poètes ont goûté aux drogues, essentiellement aux hallucinogènes, et Bob a fait de même. Cependant, il a eu des ennuis avec les amphétamines pour essayer de restreindre sa consommation d’alcool. Et puis il est devenu dépendant aux amphétamines. Et comme elles ont un effet néfaste sur le psychisme, Bob s’est rendu compte qu’elles étaient bien pires que l’alcool. Oui, les drogues ont eu une certaine influence sur son œuvre. Mais, avant même de prendre des drogues, Bob était un maître dans l’art de s’exprimer par des images, il possédait une mémoire photographique ; il était capable de vous dire ce que contenait une page de livre après y avoir simplement jeté un coup d’œil. Pendant des années et des années, il a cité de mémoire les poètes français, irlandais et anglais. Parfois, il y ajoutait des citations de ses propres œuvres, si bien que vous ne saviez plus où finissaient les unes et où commençaient les autres, si vous essayiez de vous y retrouver.

Il a beaucoup écrit sur le jazz. Pratiquait-il un instrument ?

Oui, le jazz était très, très important pour Bob Kaufman. Il n’a jamais, au sens propre, joué de la musique ; c’était plutôt la musique qui jouait sur lui. Il adorait les accords de piano africain. Quand quelqu’un jouait du piano, il s’allongeait volontiers sous l’instrument. Le jazz avait beaucoup d’importance dans sa poésie. Ses goûts allaient vers le be-bop, l’opéra et quelques artistes tel Springsteen. Il aimait Bob Dylan, évidemment, Miles Davis, Charles Mingus, Lady Day, Horace Silver...Et Bird, bien sûr.

Quels étaient ses rapports avec les autres poètes beat ?

Il avait une sorte de...relation familiale avec les autres poètes beat. Ginsberg était un ami, Kerouac était un ami. Notre fils, Parker, appelait Ginsberg « Oncle Allen ». Et Kerouac aimait beaucoup notre fils. Le fait qu’il était Noir ne changeait pas grand-chose aux yeux des autres poètes. A vrai dire, notre but à tous était d’éliminer les frontières entre les races, et je pense que nous y avons contribué, Bob et moi, parce que nous n’avons pas hésité à nous marier, quelques semaines après notre rencontre, et nous avons eu notre bébé chocolat bien à nous, Parker, qui faisait partie de la révolution.

Claude Pélieu dit que Bob ne se souciait guère de sa santé, dans les années soixante ?

Ce n’est pas tout à fait exact. Bob avait décidé de vivre toutes les expériences possibles, et l’une d’entre elles fut la maladie. Mais il a été très atteint par l’emphysème, et il a souffert de la cirrhose, aussi. En fait, c’est pour se désintoxiquer qu’il est revenu vivre à la maison, après notre remariage, en 1976. Il a eu des ennuis de santé à cause des médicaments qu’on lui a donnés pour sa désintoxication, c’est-à-dire le Valium et un autre tranquilisant.

Quel a été le rôle de son éditeur, Ferlinghetti, dans son œuvre ?

En fait, Ferlinghetti a publié son second livre mais ce n’était pas son éditeur principal. C’est New Directions qui était son éditeur principal pour les recueils de poésie ; le premier s ‘appelait Solitudes, et le suivant, en 1982, The Ancient rain. Bob n’a jamais eu besoin d’aide pour écrire. Il s’asseyait devant sa machine, ou bien il écrivait à la main. Il n’utilisait pas une cursive traditionnelle, il écrivait surtout en caractères d’imprimerie.

Comment vivait la bande des poètes de City Lights Books ?

C’est la première fois que j’entends parler d’une « bande » de poètes. Mais ils vivaient de la manière dont on s’attend à ce que vive un poète. Et le fait qu’ils soient homosexuels, bisexuels ou hétéros n’avait aucune importance. A cette époque, on essayait d’intégrer tout le monde.

Quel regard portez-vous, avec le recul, sur le travail de Kerouac ?

Bob était présent au moment où Kerouac écrivait. Il trouvait que Kerouac était un bon écrivain. C’était aussi un bon ami. Et Neil Cassidy, Bob, et Kerouac étaient tous d’excellents amis. A ce moment-là, à North Beach, Kerouac n’était pas le seul qui se soit mis à écrire, il y avait toutes sortes de gens, appartenant à divers cercles de poésie. Il y avait le mouvement beat. Dans certains bar de North Beach, à l’époque, il y avait les White Rabbit Poets, dont le chef de file était Jack Spyson ; il y avait les Black Mountain Poets ; il y avait des poètes académiques, et il y avait les poètes beat. En 1959, Bob a fondé un magazine, Beatitude. Dans Beatitude, il y avait beaucoup, beaucoup de merveilleux poètes. Il y avait un endroit qui s’appelait The Place, où Kerouac venait parfois, pour la Nuit du Baratin, et quand il était là, c’est lui qui gagnait le magnum de champagne offert au meilleur orateur de la soirée. Bob aussi gagnait parfois le magnum du meilleur orateur. Il y avait un autre établissement, The Cellar, où jouaient des musiciens de jazz qui ont depuis quitté le pays - certains d’entre eux vivent en France.

Bob Kaufman , Kenneth Rexroth, David Meltzer, tous les poètes venaient y lire leurs œuvres, sur un accompagnement de jazz joué par des musiciens. Steve Lacy est l’un de ces jazzmen qui se sont expatriés, tout comme Pony Poindexter et Leo Wright. C’est là que Kenneth Rexroth et les poètes beat qui aimaient le jazz (c’est-à-dire, presque tous) venaient soûler le public de poésie et de musique.

Quels poètes ont influencé Kaufman ?

Les influences majeures de Bob : Rimbaud, naturellement ; Lamartine ; et bien sûr Baudelaire. Et Lorca a eu une influence majeure sur Bob. Quand il a écrit The Long Grecian Lines, Bob a utilisé des images empruntées au français, au créole, au cajun. Comme il était né à la Nouvelle-Orléans, il connaissait le patois français.

Que pense Ginsberg de l’oubli dans lequel Kaufman est tombé si vite ?

Et bien, Ginsberg l’explique de cette façon : selon lui, Bob lui a, en quelque sorte, transmis le flambeau, en lui disant : « Vas-y, montre-leur ce que tu sais faire ».

Avez-vous l’impression que la parole beatnik revient prendre sa place sur la scène littéraire ?

Oui, j’en suis sûre, parce que la jeune génération s’y intéresse beaucoup. Des gens comme Gary Snyder, par exemple, en ce qui concerne l’environnement et le bouddhisme zen. Beaucoup de gens s’intéressent aussi à cet aspect-là de la vie de Bob. Les archives de Bob, de 1958 jusqu’à 1980, se trouvent à la bibliothèque de la Sorbonne. Celles des années 1980 jusqu’à nos jours sont à l’université de Boston, au musée des collections. J’ai choisi cet endroit, aux Etats-Unis, parce que c’est celui où se trouvent les papiers de Martin Luther King, et je sais que cela ferait plaisir à Bob.

Votre mari vous parlait-il de la mort ?

Bob pensait qu’il quitterait ce monde au passage d’une comète. Il s’imaginait que c’était la comète Kohoutek. Nous nous sommes remariés sur le mont Tamalpais, dans le comté de Marin, en Californie, le 6 septembre 1976. Après cela, Bob a porté un tee-shirt orné de la comète Kohoutek, et il a dit à tout le monde qu’il mourrait au passage d’une comète. Oui, c’est bien ce qui s’est passé. Seulement ce n’est pas la comète de Kohoutek, mais celle de Halley.

Y a-t-il une actualité Kaufman à Frisco ? Les gens se souviennent-ils de lui ?

En février de cette année sort un nouveau livre de Bob. Coffee House Press sort un volume de morceaux choisis. Il contient la version complète de Golden sardine, quelques textes en prose dont les lecteurs ignoraient l’existence, des poèmes jamais publiés auparavant, et des extraits de ses deux autres livres. Le titre du recueil est CranialGuitar. Il est édité par Coffee House Press. Minneapolis, Minnesota, aux Etats-Unis.

L’ancien maire Diane Feinstein a proclamé, en 1987, que le 11 avril serait désormais le « Jour de Bob Kaufman » à San Fransisco. Le dimanche 2 octobre 1988 ont été inaugurées des nouvelles plaques de rues, et Harwood Alley est devenue Bob Kaufman Street.


POUR EILEEN
Dormez dormez pour moi
Dormez du sommeil-naufrage de l’amour.
Dormez
Mon petit, vous êtes aimée, éveillée ou
Captive du rêve, vous êtes aimée.
Les vents totems danseurs chanteront pour vous,
Les dieux anciens prieront pour vous,
Un pauvre poète vous aimera
Quand les étoiles
Crèveront
Les ciels sombres.
(Solitudes, Christian Bourgeois)

ŒUVRES TRADUITES EN FRANÇAIS
LA POÉSIE DE LA BEAT GENERATION (Collectif)
Présenté par Jean-Jacques Lebel, Denoël, 1965
SOLITUDES, Christian Bourgois 1966
SARDINE DORÉE, L’Herne, 1967
POÈMES ET TEXTES INÉDITS, L’Herne, 1967
SARDINE DOREE/SOLITUDES, Christian Bourgois, 1997

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A REBOURS

Avide de plaire nous avons appris à pleurer ;
Affamés par la vie nous avons appris à mourir.
Le cœur est un musicien triste.
Il chante le blues éternellement.

Le blues souffle la vie comme la vie souffle l’effroi ;
La mort est là, le jazz souffle doucement dans la nuit,
Trop délicat pour les oreilles aux écoutes de la mort de la guerre,
Et des crémations enveloppées dans les drapeaux sur des terres amères.
(Solitudes, Christian Bourgois)

Quel sauvage à cent pour cent
Gaspille un temps précieux à écouter du jazz
Quand il y a tant de tueries à entreprendre ?
Silence les tam-tams !
Nous voulons entendre grésiller les Japonais
Dans le cinémascope technicolor atomique,
Et
Rappelez-vous des cris stéréophoniques.
(Solitudes, Christian Bourgois)

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